C'est curieux, mais déjà en 1948 Henk Sprenger faisait intervenir « l'abominable homme des neiges » dans sa toute fraîche bande dessinée Piloot Storm, qui paraissait dans l'illustré hebdomadaire Tom Poes Weekblad. Dans celui-ci Marten Toonder, grand maître des oeuvres dessinées aux Pays-Bas, réunissait le gratin de la nouvelle BD batave, avec Hans Kresse, Piet Wijn, Henk Sprenger et quelques autres.
Ayant débuté dans les années '30 en tant qu'illustrateur aussi bien que dessinateur de BD, Toonder hésitait à se lancer dans le dessin animé, dont l'impact commercial en Europe n'assurait pas nécessairement un succès viable. Son studio fondé durant l'occupation mais forcé à travailler pour la UFA, ne produisit pas grand'chose de valable et se tourna par nécessité vers un débouché à court terme plus intéressant : la bande dessinée. Toonder favorisa ainsi l'éclosion de jeunes talents dont les meilleurs crayons se trouvèrent réunis dans l'éphémère mais éblouissant Tom Poes Weekblad, dont le titre référait bien entendu à la série maître de Toonder lui-même.
C'est dans Tom Poes Weekblad donc que Sprenger dessinait Piloot Storm (Pilote Tempête), série d'aviation à l'Européenne, comme il en existait ou existera pas mal (Buck Danny, Dan Cooper, Tanguy et Laverdure, Tony Cyclone...)
Storm est un aventurier ailé, bien entendu, et dans sa troisième aventure il part à la recherche de deux pilotes égarés dans l'Himalaya. Son avion s'écrase, mais recueilli par d'aimables Tibétains, il poursuit sa route à dos d'âne, pour tomber entre les mains du vilain Skoshok (abbé) Hemu dans une Lamaserie au coeur de la vallée interdite. Là il retrouve ses deux amis, s'évade de façon spectaculaire et prend le Skoshok en otage. Les quatre se retrouvent sous terre dans les grottes des « Supka's, les poilus, les Migö, « géants de la montagne » selon l'abbé terrifié. La première rencontre à lieu à la bande horizontale 165 et l'on y voit une créature blanche, simiesque et redoutable. Visiblement ce sont des êtres primitifs qui utilisent des pointes de roche comme armes et vivent en tribu. Assez curieusement l'auteur parle de langage télépathique. Seraient-ils les descendants dégénérés d'une race jadis intelligente ?
Tandis que le prêtre tibétain préfère la fuite, les trois amis construisent un radeau. Les Supka's les attaqueront encore une fois et c'est après un homérique combat, mano a mano, que les trois compères peuvent s'enfuir à leur tour en suivant un fleuve souterrain.
Et voilà à ma connaissance la première apparition des abominables (ou non) hommes des neiges !
Sprenger les a situés sous terre, vivant en tribu, hostile à tout intrus, fort laids et vindicatifs et non pas dans les régions extérieures et enneigées de l'Himalaya, mais la chose remarquable c'est qu'il leur donne les noms de Supka et Migö et non pas yéti. Nous avons donc consulté l'excellent livre de Willy Ley : « Animaux Fabuleux/créatures imaginaires » (titre anglais « Exotic Zoology ») paru en 1964 chez Julliard. Ley était cet immigré allemand qui, fuyant le régime nazi, lui préféra la liberté d'expression des Etats-Unis ; éminent homme de science, il s'avéra un extraordinaire vulgarisateur scientifique avec des chroniques régulières dans nombre de magazine e.a.. dans la revue de SF Galaxy (on le retrouve en effet sous cet aspect dans le Galaxie français, première mouture). Or dans son livre sur les animaux fabuleux il reprit un chapitre entier intitulé (évidemment) L'abominable homme des neiges où il cite le rapport d'un certain colonel C.K. Howard-Bury, à qui l'on doit les appellations diverses de notre homme des neiges :
« Les porteurs (...) reconnurent d'emblée les traces d'un metohkangmi. (...) Kangmi signifiant « hommes des neiges » alors que « metoh est un terme qui indique le dégoût ou la répulsion. comme « abominable » ou « répugnant » ; les autres mots utilisés par les indigènes pour désigner cette créature ne sont pas traduisibles.- mirka, yeti et sogpa »
Et voilà nos « supka's » de Henk Sprenger identifiés : selon la prononciation ou terminologie utilisée on parlera en Français de sogpa ou en néerlandais de supka, mais cela signifie que le dessinateur hollandais était vachement bien au courant de l'état des choses concernant l'abominable homme des neiges, le rapport de Howard-Bury datant de 1921. En outre la BD de Sprenger paraît avant la grande vague et vogue du mystère entourant l'existence ou non de ce déjà mythique « homme des neiges ».
En vérité c'est en 1954 que la presse a sensation - beaucoup plus que la science - s'empare du personnage surnommé yéti et ce mot à consonance plus brève deviendra le mot passe-partout pour indiquer « l'homme des neiges », car cette année là Edmund Hillary et son sherpa Ten Sing seront les premiers hommes à atteindre le sommet du Mont Everest (à moins que ce ne fut Mallory, bien avant lui, hélas ce dernier disparut avant d'avoir pu révéler son exploit au monde, son cadavre ayant été découvert voici quelques années).
L'exploit d'Hillary engendra un véritable raz de marée médiatique, dont un documentaire filmé - je l'ai vu à l'époque et je fus déçu - une bande dessinée dans Tintin en histoire complète par Weinberg, une BD à suivre dans Femmes d'Aujourd'hui, due à Henri Vernes et Dino Attanasio — articles innombrables et reportages photos dans la presse écrite, etc. Eh oui c'était encore l'époque des grands exploits et des grands explorateurs Hillary, Bombard, Picard, Cousteau — pas étonnant que Bob Morane fut un succès, il marchait allègrement dans les traces de ces grands hommes ! Bref, 1954 fut une année charnière et ces versants vertigineux du Mont Everest étaient bien là pour engendrer tant d'histoires passionnantes auxquelles le mystère de l'abominable homme des neiges allait donner de l'inspiration à beaucoup d'auteurs de BD.
Et c'est encore une fois en Hollande que resurgit le yéti, cette fois dans la BD de Sjors, dessinée par Hans Ducro en 1954.
Sjors en de verschrikkelijke sneeuwman mérite quelques explications. Au départ il y eut la bande dessinée Winnie Winkle de Martin Branner, où Perry n'est autre que le fils cadet d'une famille typiquement Américaine des années 20-30 : Perry n'est pas un mauvais bougre, mais quand même géniteur impénitent de catastrophes et meneur d'une bande de gosses de quartier. Cette BD vous la connaissez tous sous le nom de Bicot, qui fut un grand, un immense succès en Europe. Cette bande paraissait toutes les semaines dans l'hebdomadaire familial hollandais Panorama, dans un supplément pour les gosses, sous le titre de « Sjors (prononcez Georges), président du club des rebelles ».
A partir de 1938 elle fut dessinée par Frans Piët qui « hollandisa » ce petit monde afin de le rendre plus accessible aux jeunes bataves. « Sjors » continua le succès de la bande originale (il y eut même des albums en langue française), un peu à l'image de Suske en Wiske (Bob et Bobette) en pays flamand, encore que Sjors s'adressait quand même uniquemment à un très jeune public.
Après guerre Sjors donna son nom à un illustré hebdomadaire indépendant, jusqu'en octobre 1975, où il fusionna avec Pep sous le titre de Eppo.
Sjors (plus tard on lui adjoint le négrillon Sjimmie) devint l'image de marque du dessinateur Piët, mais à l'occasion la BD fut reprise par d'autres dessinateurs, qui travaillaient dans le même style. Ainsi à la reprise de l'hebdomadaire, en 1954, Hans Ducro fut l'éphémère successeur de Piët.
Ducro (1924-1976), au départ simple illustrateur, s'essaya (vainement) de rependre Sjors dans le style de Piët, mais fut rapidement remplacé par Carol Voges, avant que Pïët ne reprenne ses personnages, qu'il céda en 1970 à Jan Kruis, tandis que Ducro termina sa carrière en tant que directeur artistique de Panorama.
Sjors en de verschrikkelijke sneeuwman est malheureusement non seulement mal dessinée mais en plus d'une affligeante médiocrité; l'abominable homme des neiges n'est autre qu'un géant poilu (qui parle le néerlandais comme vous et moi), vivant jadis heureux en famille sur les flancs des montagnes Himalayennes; chassé vers les hauteurs neigeuses il fut capturé par les (méchants) hommes et exposé dans un zoo. Sjors le prend en pitié et s'arrange pour le faire évader et renvoyer vers ses hauteurs poudreuses. Que tout cela est médiocre ! Le bon sauvage face aux hommes de peu de foi. Pft. C'est hélas une image stéréotypée que l'on retrouvera encore. Était ce un reflexe humanitaire face à l'inconnu du mystère Hymalayen ? Voyons un peu plus loin avant de conclure. Exactement vers la même époque Jijé ramena le yéti en Belgique ou plutôt lança ses héros - un jeune blanc et un négrillon — tiens donc — sur les traces du yéti, c.à.d. fin 1954 de nouveau. Ce fut donc une année fertile pour les dénicheurs de yéti mais ce n'était encore que le début !
En 1951 Jijé avait repris les personnages de Blondin et Cirage qu'il avait créés avant guerre dans Petits Belges, l'organe illustré pour la jeunesse des Bonnes Presses à l'abbaye d'Averbode (extraordinaires éditeurs e.a. de John Flanders, des Presto Films etc.). Victor Hubinon avait en 1947-48 dessiné une très longue aventure de ces deux garçons dans un récit qui, à l'époque, ne fut, malheureusement, pas repris en album (il le sera bien plus tard par Deligne).
Or les trois histoires qui vont suivre sont assez compliquées et sombres, "Au Mexique", "Le nègre blanc" et "Kamiliola sont des aventures fort statiques et bien peu humoristiques. Jijé se rattrapera dans les deux derniers récits qu'il consacra à Blondin et Cirage, excellents personnages mais visiblement pas assez populaires. Or dans ces deux derniers récits "Silence, on tourne !" et "Soucoupes volantes" l'humour règne en maître, la parodie et même la satire mènent la danse.
Silence on tourne s'en prend au monde du cinéma et malmène le mythe (mythe humilié, comme le disait si bien le regretté Francis Lacassin) de Tarzan. Dans Soucoupes volantes Jijé s'en prend à pas moins de trois mythes, d'abord le Marsupilami, qui trouve ici son cousin africain, le Marsupilamis Africanus, qui n'a pas de queue, qui dit Bahou au lieu de Houba et sera doté d'un appétit féroce. Ensuite il y a le mythe de l'abominable homme des neiges, qui n'est pas abominable du tout puisque issu d'une peuplade civilisée, dotée d'une technique fort avancée mais qui désire vivre en paix et loin de l'agitation du monde soi disant civilisé. Ses habitants ont donc créé le mythe de l'abominable homme des neiges en se couvrant de fourrures et chaussant d'énormes bottes en caoutchouc qui ont la forme d'un pied gigantesque et laissent d'énormes empreintes.
En plus ces gens-là se déplacent en soucoupe volante, troisième mythe malmené dans cet extraordinaire scénario !
Le récit est désopilant et contient quelques grands moments, avec des gags époustouflants dont déjà celui de la première page ou Cirage doit quitter son bain pour répondre à l'appel de la sonnette. Regardez aussi page dix de l'album, cette extraordinaire conversation téléphonique sans paroles, regardez encore le gag à longue durée du monsieur-qui-ne-croit-pas-aux-soucoupes-volantes jusqu'au jour où il les voit passez au dessus de sa tête, etc. Le yéti est lui aussi démythifié et ne sert que de paravent pour masquer et cacher un petit monde volontairement perdu
A cette jubilante démolition en règle — bien Jijéenne d'ailleurs — de tant de mythes, il appartient en outre d'ajouter la parodie pastichante du savant distrait : embarqué bien malgré eux dans cette expédition, menée par le prof. Labarbousse. Blondin et Cirage y sont peut être encore plus malmenés par cet alter ego de Tournesol, ce Labarbousse qui se pare avec volupté d'une même sinon encore pire surdité.
Nous avons donc jusqu'à présent une double version du yéti, l'être sauvage mais familial et par opposition une facade, un faux yeti, confectionné à dessein ! Le seul véritable « abominable » homme des neiges semble être celui que rencontrera le pilote Johnny Hazard, de l'excellent Frank Robbins, qui comme toujours entrainé dans d'extraordinaires aventures, se risque sur les pentes de l'Himalaya pour prouver que le yéti existe, la seule preuve visuelle existante étant une photographie d'une empreinte gigantesque. A moins que la photo soit truquée bien entendu ! Hazard trouvera effectivement la trace du yéti qui est loin d'être abominable. Homme de cœur autant que d'action, Hazard ne supporte pas de voir le yéti en cage, mais le noble animal s'avère être plus intelligent ou facétieux que l'on croit.
Pas mauvais comme histoire, qui n'est pas sans rappeler une aventure de Bob Morane, assez semblable, intitulée - si ma mémoire est bonne - « Le Gorille Blanc » (encore un plagiat du père Vernes, me susurre-t-on dans l'oreille ! Ouste, mauvaise langue !). En 1955 Ducro, Jijé et Robbins terminent leur histoire respective du yéti et cette année là Willy Vandersteen s'en prend lui aussi a « l'abominable » dans sa série de Suske et Wiske, du moins dans sa version quotidienne, paraissant non pas dans Tintin mais dans le journal flamand De Standaard, avec De brullende Berg (version française sous le titre Le mont rugissant).
En novembre 1955 le mystère plane sur la Flandre. C'est effectivement dans cette région que trois membres d'une expédition himalayenne sont terrorisés par de curieux évènements dont on ne connaît ni ne saisit la cause. Lambique, Tante Sidonie, Jerôme, Bob et Bobette sont impliqués bien malgré eux dans cette histoire, jusqu'au moment où il s'avère que ces évènements sont causés par un énorme géant qui sera temporairement hébergé par nos héros. Le géant s'appelle Bhébhé; il est originaire du Montladshu (cela nous change de l'Everest), également connu sous le nom de Mont Rugissant, le plus haut sommet de l'Himalaya. Le « monstre » est en fait un être bienveillant, qui veut faire connaissance avec le monde occidental. Il est riche car à Montladshu l'or et les diamants sont des richesses naturelles et c'est par inadvertance qu'il a fait peur aux trois alpinistes de l'expédition himalayenne.
Lambique et ses amis décident d'aider Bhébhé qui veut acquérir tout ce qui est nécessaire pour assurer le confort de Montladshu (frigidaire, télévision, fer à repasser, radios, etc.) Tout cela est embarqué dans le gyronef et en route pour l'Himalaya !
Jusque là tout va bien, mais surgissent alors les boucs montagnards qui ont l'apparence de petits démons cornus et qui veulent protéger l'intégrité du mont rugissant et éliminer tous les étrangers. Très rapidement se déclare une véritable guerre entre Bob et Bobette et leurs amis contre les démons cornus qui veulent profiter d'une machine infernale qui mettra la région à feu et a sang ; Bhébhé joue dans cette histoire un double rôle : mis sous pression par les boucs il essaie d'éliminer nos héros. La machine infernale finalement ne s'avère être qu'un gigantesque miroir, qui fera fondre les glaces et la neige sur le sommet de la montame et rendra les environs verts et fertiles. Une fois les boucs éliminés tout rentre dans l'ordre et nos héros chez eux.
Le mont rugissant est une excellente BD. Dans les années '50 Vandersteen est au zénith de son art, art graphique d'abord, car les dessins des bandes quotidiennes ne sont en rien moins bien dessinées que dans les planches hebdomadaires de l'illustré Tintin; seulement pour ces BD quotidiennes Vandersteen puise dans un réservoir un peu plus populaire. Outre le mystère de l'homme des neiges éclairci - il n'est abominable qu'au début de l'histoire et encore est ce involontairement - l'auteur noue une véritable intrigue, avec invention diabolique, lutte acharnée contre un ennemi implacable, ce mystérieux savant qui s'avère en fin de compte être Barabas, bien connu des héros (et des lecteurs). L'histoire est pleine de rebondissements, l'humour incomparable et l'action continue. Quelques gags tout à fait désopilants rendront l'histoire inoubliable, y compris le gag ou Lambique évanoui se redresse, lorsqu'on propose de lui faire boire du whisky, légère variante du gag de Haddock, quasi moribond dans On a marché sur la lune et ramené à la vie lorsqu'il entend parler d'alcool.
Bien sûr, on y retrouve le sens moral de Vandersteen, qui dans cette histoire oppose le bien contre le mal et fait triompher le bien, mais il y a tant de verve et d'action dans ce récit que le message passe comme lettre à la poste. On y retrouve aussi le thème sempiternel de l'homme masqué, motif cher à l'auteur anversois et dont je parlerai plus longuement dans un autre texte (L'homme aux mille masques, à paraître dans cette collection, héhé).
Bien que le thème de l'abominable homme des neiges n'est jamais mentionné l'apparence de Bhébhé et l'action située dans l'Himalaya ne laissent planer aucun doute Vandersteen a trouvé dans ce sujet matière à concevoir une excellente histoire avec une trame et une intrigue exceptionnelles, loin des sentiers battus par ses collègues, qui eux ne trouvèrent dans ce thème que des subterfuges pour de mièvres récits et bien peu d'imagination. Même Jijé n'a su exploiter ce thème, se contentant de le parodier ; c'est bien fait et nous ne cachons guère notre admiration pour « Soucoupes Volantes », toutefois question intrigue et aventure « Le mont rugissant » bat de loin toutes les autres histoires impliquant l'homme des neiges !
Toujours en 1955 le dessinateur Hollandais Piet Wijn - un des meilleurs collaborateurs du Toonder Studio et créateur e.a. de Verowin et Aram, deux séries médiévales parues dès leur origine dans l'éphémère Tom Poes Weekblad. Plus tard le quotidien Het Parool faisant face à la défection temporaire de sa série vedette, Kapitein Rob (dessinateur Pieter Kühn), la rédaction demanda à Wijn de lui faire une série réaliste d'aventures diverses. Pour ne pas copier l'excellent Kuhn Wijn opta pour une série d'aviation avec Frank de vliegende Hollander (Frank, le hollandais volant, qui dans un journal flamand devint Frank, de vliegende Vlaming, le « flamand volant », haha D, série assez courte, reprise - si mes souvenirs sont toujours aussi bons - par Fritz Kloezeman (dessinateur e.a. du « Juge Ti » d'après R. Van Gulik).
L'album Het geheim van de Mount Everest, le deuxième de la série fut édité en 1956, ce qui laisse supposer que cette BD démarra en 1955 (soit en '56 au plus tard). Sir Perey Hamilton veut engager Frank, et son amie Grace (ah, Grace Kelly !), pour son expédition lors qu'une tentative de gravir le Mont Everest; son ami Philip a disparu, celui ci s'étant moqué d'un vieux sage leur enjoignant de ne pas gravir le Mont Everest et de craindre la présence des hommes des neiges. Des recherches en hélicoptère n'ont rien donné, bien au contraire, l'hélicoptère et son pilote ne sont jamais rentrés.
Frank et son amie partent donc à la recherche des disparus. A certain moment il pénètre dans une grotte qui le conduit vers une vallée verdoyante, mais la rencontre avec l'abominable homme des neiges met brutalement fin à son étonnement. Frank se réveille dans cette vallée cachée, véritable Eden où les hommes vivent en paix, loin du monde extérieur. Les hommes des neiges ne sont que les « gardiens de la vallée du bonheur ». Ah, utopie, quand tu nous tient ! Evidemment cette histoire n'est qu'une variante — excluons le mot plagiat — du roman de James Hilton Lost Horizon (Horizons Perdus, 1933), sauf que nous entrons ici dans un curieux royaume dont les femmes sont exclues (beik !), où personne ne peut quitter le territoire de la vallée et qui est gouverné de main de maître par le moine suprême. Comme de bien entendu, après moult péripéties Frank et ses amis parviennent à s'enfuir et découvrent le secret des hommes de neiges : il s'agit de costumes spéciaux qui donnent une apparence de monstre et flûte pour ceux qui croyaient à une race exceptionnelle !
L'album est chiant à lire, car l'éditeur a disloqué les bandes pour les clairsemer en tant qu'illustrations dans le texte trop abondant, mais soit.
On ne peut qu'admirer le talent graphique de Wijn, on se laisse emporter par le sens de l'aventure mais sans plus. Encore une fois l'image du Yéti est bafouée et réduite à portion congrue, sans aucune explication biologique ou extrascientifique. Encore une fois l'homme des neiges n'est rien qu'un camouflage habile. On reste coi devant tant de manque d'imagination.
Dans le n° 38 de l'an 1958 de Tintin commença alors Tintin au Tibet ( l'un des rares titres de cette série avec allitération) ou Hergé, ce grand maître de la BD, opéra la rencontre de son héros avec l'abominable homme des neiges. Tintin part à la recherche de son ami Chang — ce qui était prémonitoire, puisque Hergé traversant une crise mentale et morale voulait effectivement retrouver son ami « chinuuse ». - Chang a été recueilli par l'abominable Yéti qui est donc moins abominable qu'on ne le croit et en fin de compte sera le dindon de la farce, puisque Tintin et Haddock ramènent Chang, mais laissent seule et abandonnée la créature solitaire. Pour l'apparence, car pour une fois il s'agit vraiment de l'animal simiesque dont on parle tellement. Hergé s'est laissé guider par son ami Bernard Heuvelmans, le cryptozoi5logue qui l'avait déjà aidé pour son récit de voyage dans la lune. Heuvelmans était ce jeune savant qui après guerre avait publié quelques ouvrages de vulgarisation scientifique et un ouvrage sur le jazz. Ami de Henri Vernes, de Hergé et tant d'autres, il s'était établi en France, travaillant e.a pour la télé. Il avait épousé la Liègeoise Monique Alika Watteau, ancienne actrice et strip teaseuse (elle figure à poil dans divers magazines des années '50 et 60), qui se convertit à la peinture et l' écriture de quelques romans fantastiques. Heuvelmans publia quelques livres remarquables sur les animaux disparus ou inconnus dont le serpent de mer et l'abominable homme des neiges.
Le yéti de Hergé est nettement inspiré par les suppositions de preuves, valables ou non, de l'époque (photographies d'empreintes, morceau de crâne trouvé dans un monastère, tout cela faux bien entendu).
Son yéti est celui qui se rapproche le plus de ce que les savants ou les pseudo-scientifiques de l'époque pouvait imaginer, d'après les légendes et témoignages des guides sherpas, mais dans le fond l'histoire de Tintin demeure beaucoup plus symbolique. Tintin effleure le mystère mais ne le résout pas, n'apporte aucune solution, n'éclaire pas le mystère de cet être qu'il a rencontré bien malgré lui et dont il ne s'occupe plus guère. C'est assez consternant et désolant à la fois de voir Tintin reculer devant le mystère qui passionne le monde entier et puis prendre la fuite. S'il n'y avait pas le capitaine Haddock et son humour bien malgré lui, cette histoire demeurera mièvre et même idiote, pas étonnant que je la trouve inférieure à bien d'autres albums de notre jeune reporter.
Bon, toujours est-il qu'Hergé a fait preuve d'un certain courage pour avoir représenté l'homme des neiges comme un être sensible et bienveillant et nullement abominable D'ailleurs faites le compte : à part les chupka's de Sprenger toutes les autres apparitions sont soit truquées soit bienveillantes. Pauvre homme des neiges, que de malheurs n'a t on pas déclaré en ton nom !
Très curieuse encore fut ensuite l'approche de Jacques Laudy, l'un des quatre mousquetaires, avec Hergé, Jacobs et Cuvelier, qui avaient lancé l'hebdomadaire Tintin et dont il fut longtemps un des piliers; souvenons nous des 4 fils Aymon, Rob Roy, David Balfour, ainsi que de ses innombrables illustrations.
Du 27 novembre 1960 au 6 aout 1961 il dessina dans Tremplin (nouveau titre donné à Petits Belges dont nous avons déjà parlé plus haut) une aventure d' Hassan et Kaddour, intitulée Chasseurs de chimères. On y voit Hassan et Kaddour cultivant leur jardin et vivant en parfaite harmonie avec eux-mêmes et avec la belle Zobéide (qui fait la cuisine et autres travaux ménagers); or voilà qu'un Djinn - personne possédée par un mauvais esprit qui ne songe qu'à faire souffrir les hommes - jette son dévolu sur les deux héros et leur fait miroiter un trésor imaginaire qui serait en possession du yéti, monstre velu et gigantesque, carnivore par surcroit. Pour s'emparer de ce trésor immense, il suffirait de capturer le Yéti. Hassan et Kaddour sont bien vite convaincus qu'il leur sera facile de maîtriser le monstre et de devenir immensément riche. Guidé par le mauvais génie les deux amis vivront de pénibles aventures, tout en déjouant bien malgré eux les pièges que leur tend le djinn. Ils s'empareront effectivement du yéti, mais il s'avère que ce « monstre » est doux comme un agneau et qu'il ne mange que des noisettes, qu'il a peur des souris en qu'il s'inquiète pour son fils, qui se met bien sûr à la recherche de son père captif. En fin de compte, guidés par un vieux sage à qui Hassan a un jour sauvé la vie et qui est un « initié », ils rendront la liberté au yéti qui retrouve tout joyeux son fils. Le démon, lui, sera désintégré par le vieux sage et Hassan et Kaddour renvoyés chez eux où ils retrouvent Zobeïde qui leur pardonne. Dorénavant Kaddour fumera son narghileh à l'ombre de son figuier et vivra en paix. p> Curieuse histoire donc, car tout d'abord Hassan et Kaddour étaient des héros mythiques dans l'hebdomadaire Tintin, au même titre que Tintin ou Blake et Mortimer ; ils y faisaient partie des meubles, avec autant de petits chefs d'oeuvre tels que Le voleur de Bagdad, Les Mameluks de Napoléon et Le Voeu Magique, dans un style particulier et empreint comme toute l'oeuvre de Laudy de beaucoup de poésie, dans un esprit souvent féérique et un humour plutôt « british », souvent « tongue in cheek ». Malheureusement, malaimé par Leblanc son oeuvre ne fut pas diffusée en album, ce qui le rendait plutôt mythique que connue (son tout premier album parut en édition néerlandaise). Ses débuts dans la BD remontaient à la période Bravo, durant l'occupation, où il avait dessiné quelques histoires dans cet hebdomadaire dont l'extraordinaire « Bimelabom et Chibiche »; dans Tintin il fut longtemps présent mais visiblement son style ne plaisait guère à Hergé et les deux hommes se brouillèrent. Pour avoir bien connu Jacques Laudy, qui était un véritable ami, je sais qu'il détestait cordialement Hergé dont il avait surtout perçu et subi les railleries et le mépris, mépris qu'il lui rendait par retour de courrier d'ailleurs !. Pourquoi donc Laudy, subitement dessina t-il cette petite histoire qui n'ajoute rien à sa gloire ? Laudy préférait ne rien en dire, il n'était pas fier de cette histoire faite pour des besoins alimentaires sans plus et dans un style peu digne de son talent. Le dessin est souvent bâclé et inférieur à ce qu'il livrait pour Tintin, mais malgré tout on y retrouve son humour sous-jacent, son sens de la féérie et le yéti n'est qu'un prétexte à une petite leçon morale sans plus, avec laquelle il souligne, comme Voltaire, qu'il faut cultiver son jardin ! Mais il y a plus, car on peut se demander effectivement - connaissant la situation de Laudy en 1960 - si le fameux djinn en question l'est pas à l'image de Hergé qui avait saboté la carrière de Laudy en tant qu'auteur de BD et dans ce cas, il s'agissait pour Laudy de s'exorciser vis à vis de son démon personnel, chose qu'il n'aurait pu faire dans les pages de Tintin et qu'il fit donc dans cet illustré neutre qu'Hergé ignorait probablement.
Son yéti est bien différent du yéti pseudo-scientifique d'Hergé et ressemble plutôt à un bon gros velu poilu, sans la moindre once de méchanceté.
Cela dit, comme pour se racheter, Laudy fera une dernière apparition, un an plus tard, dans Tintin avec Hassan et Kaddour, dans La mission du Major Redstone, sur scénario de Duval, qui est une belle histoire sans plus et dont la rigueur du dessin exemplaire est bien supérieure à ce que Laudy concocta brièvement pour Tremplin.
Toujours est-il que cela n'avance guère notre quête du yéti qui encore une fois s'avère tout sauf abominable. Encore une fois c'est un « monstre » gentil, familial, bon père, végétarien et ayant peur des souris. Comment voulez vous faire peur avec cela ?
En avons nous fini pour autant avec le yéti ? Nenni, sauf qu'il faudra attendre quelques années avant de le voir resurgir cette fois de nouveau dans les pages de Spirou pour la série de Marc Dacier, mais qu'on se le dise, c'est un « véritable » faux cette fois, qui se situe dans les Andes, aux antipodes de l'Himalaya !
Admettons que le yéti vu par les Européens est plutôt du genre gentil et pas méchant du tout. La vision sera différente aux E.U. où, il est vrai, excepté Robbins, ils s'y mettent assez tard et assez mollement.
Ainsi Carl Barks enverra en '56 l'ineffable Scrooge McDuck, accompagné bien entendu de Donald et ses neveux sur les pentes de l'Himalaya et leur yéti est une véritable créature sauvage, encore que le tictac de la montre de Scrooge semble l'apaiser à volonté. C'est une histoire plaisante sans plus, car c'est du Barks moyen et surtout prévisible, compte tenu du fait que ce génial auteur à abordé tour à tour tous les grands (et petits) thèmes de la SF : Atlantide, civilisations perdues, extra-terrestres, etc.
Quelques années plus tard c'est le duo Falk & Davis qui envoient Mandrake enquêter dans l'Himalaya et capturer un yéti ! Las, il s'avère que le yéti cache sous sa fourrure une charmante jeune fille qui fait partie du petit cénacle des Dieux de l'Olympe, qui villégiaturent sur terre, faute de mieux ! Bah, Jijé nous avait déjà fait savoir que le yéti n'était qu'un leurre, un vêtement certes pour résister au grand froid, mais encore destiné à faire peur aux intrus et étrangers dans les parages.
Encore une fois l'histoire n'est pas déplaisante mais '59 il y a belle lurette que les scénarios de Lee Falk sont d'une médiocrité toujours plus grandissante. On regrette bien sûr les histoires vraiment fantastiques des années '30 et '40. Ici c'est gentil tout plein mais un peu passe-partout et cela pue le déjà vu..
Toujours est-il que dans les années '60 la vision champêtre et pastorale du « bon » yéti sera complètement bouleversée par diverses petites histoires fantastiques dans le mensuel de BD pour adultes Creepy. Et dans ces courts récits le yéti est un être malsain et dangereux pour les soins de la cause. Retournement de situation donc à l'image du yéti tel que le trouve Marc Dacier en Amérique du Sud, faut yéti certes et même faux Himalaya mais engendré par des gens hostiles et sans pitié. L'excellent scénario de Charlier est quand même d'une toute autre mouture que les histoires moralisantes ou bienveillantes de Jijé, Hergé, Laudy et Barks...
A partir des années '70 le yéti sert surtout de décoration. Pierre Lacroix s'y met tardivement dans une ultime histoire nullissime de Bibi Fricotin (où est le Bibi des années '40-'50 ?). Jodorowski lui fait faire de la figuration dans les années '80 et puis mollement on voit encore un peu de « yé » par ci, un peu de « ti » par là. Bof !
J'avoue en tout honnêteté que cette liste est incomplète ; j'ai omis de scruter le domaine anglais (et il m'étonnerait que les compatriotes de Hillary - le premier Angliche à avoir atteint le sommet du Mont Everest - n'auraient pas parsemé quelques BD avec des abominables hommes des neiges). Idem d'ailleurs pour le domaine Italien. Les « fumetti per adulti » n'auraient elles (ils ?) pas dévoilé la vie secrète et sexuelle des yétis ? Je laisse cela aux véritables spécialistes de la BD, car après tout, n'est ce pas là un bel os à rogner ?
En fin de compte le thème du yéti est décevant. Pour la plupart des auteurs phylactérophiles le yéti est tout sauf abominable. C'est un gentil monstre qu'il vaut mieux laisser dans son isolement, ou alors c'est un faux monstre destiné à cacher la vérité, c.à.d. civilisation perdue et heureuse de l'être. Bref, c'est un peu maigre et cela fond comme neige au soleil (héhé). Le message est-il clair ? Il faut foutre la paix au yéti. Ou alors : il n'existe pas, poing final !
Il y a quelques cas où l'on en fit un monstre sanguinaire et cruel — les Amerloques bien entendu ! - mais tout cela n'est guère convaincant. Le thème s'est dilué au fil du temps au lieu de se développer. C'est qu'il n'offrait pas beaucoup de possibilités d'extension thématique.
Pourtant en 2009 on voit réapparaître le yéti dans une BD américaine, publiée par Wagon Wheel Comics, intitulée Teddy and the Yeti, dessinée par Jeff McCelland et scénarisée par Duane Redhead.. Tenez vous bien : le Teddy est un robot, plutôt androïde et le yéti et lui sont des défenseurs contre des invasions extraterrestres. De même on voit subitement un relent d'intérêt faire appel de nouveau à ce thème usé jusqu'à la corde, et ce ne sont pas les nouvelles tentatives de Taymans (Roxanne Leduc) ni de Bailly et Fraipont (Le petit poilu) qui vont renouveler le sujet. Depuis belle lurette la boucle est bouclée. Abominable au départ (Sprenger), facétieux ensuite (Robbins), truqué (Falk & Davis, Jijé, Paape & Charlier), bon bougre (Hergé, Barks, Laudy), puis de nouveau abominable et enfin défenseur de la race humaine... Beau parcours. Mais en vérité, oui ou merde, existe-t-il ? Et si oui, où, mais où, est donc passé le yéti ???
| 1948-49 | HET DAK VAN DE WERELD | Piloot Storm | Henk Sprenger |
| 1954-55 | THE ABOMINABLE SNOWMAN | Johnny Hazard Frank Robbins | |
| 1954-55 | SOUCOUPES VOLANTES | Blondin et Cirage | Jijé |
| 1954-55 | SJORS EN DE VERSCHRIKKELIJKE SNEEUWMAN | Sjors | Hans Ducro |
| 1955-56 | DE BRULLENDE BERG | Suske & Wiske | Willy Vandersteen |
| 1956 | HET GEHEIM VAN DE MOUNT EVEREST | Frank | Piet Wijn |
| 1956 | THE LOST CROWN OF GENGHIS KHAN | Uncle Scrooge | Carl Barks |
| 1958-59 | TINTIN AU TIBET | Tintin | Hergé |
| 1959 | L'ABOMINABLE HOMME DES NEIGES | Mandrake | Falk & Davis |
| 1960-61 | CHASSEURS DE CHIMERES | Hassan & Kaddour | Jacques Laudy |
| 1961 | DE VERSCHRIKKELIJKE SNEEUWMAN | J. Meloen & J. Pompoen | |
| 1964 | L' EMPIRE DU SOLEIL | Marc Dacier | Eddy Paape & J.M. Charlier |
| 1965 | ABOMINABLE SNOWMAN | Creepy | |
| 1971 | KING KILLER | Creepy | |
| 1971 | LA DIMENSION X | R. Giordan & J. Guieu | |
| 1972 | QUEST OF THE BIGFOOT | Creepy | |
| 1974 | BIBI FRICOTIN CHASSE LE YETI | Bibi Fricotin | Pierre Lacroix |
| 1985 | LE LAMA BLANC | Jodorowski & Bess | |
| 2000 | DON'T HELP ME | Pulp Action | |
| 2009 | TEDDY AND THE YETI | Jeff McClelland & Duane Redhead | |
| 2014 | LE BLUES DU YETI | Le petit Poilu | Fraipont & Bailly |
| 2014 | LA MAIN DE PANGBOCHE | André Taymans |