Les chroniques de François Rahier

POLAR ET FANTASY : LA PISTE HINDOUE
Moksha, de Roberto Ricci (dessins) et Marco d’Amico (textes)
(Robert Laffont 2008)

Moksha (couverture)On réduit souvent la “fantasy” à sa part celtique. C’est oublier d’autres emprunts féconds dans le domaine de la SF ou de la BD : bien avant Bilal et sa « Foire aux immortels » , Roger Zelazny avait aussi mis en scène les dieux du panthéon égyptien, ainsi que ceux de l’hindouisme, dans deux romans flamboyants ; de même, Pierre Bameul en France. Roberto Ricci, dans Moksha, prend à son tour la « piste hindoue ».

Né à Rome le 21 septembre 1976, Ricci, qui fut un temps professeur à la Scuola Internazionale di comics avant de s’expatrier, a d’abord exploré un filon plutôt classique : après des histoires brèves parues dans Heavy Metal, il a publié chez Delcourt, sur scénario de Philippe Saimbert, un cycle en quatre volumes intitulé Les âmes d’Hélios ; un décor un peu convenu de space opera – gigantesque vaisseau spatial échoué sur une planète lointaine, berceau de cultures étranges – sert de cadre à une quête initiatique dont les enjeux sont autant politiques que religieux. Le scénariste comme le dessinateur, imprégnés de créateurs aussi différents que Moebius ou Bilal, Gibson ou Tolkien, combinent harmonieusement les apports de la SF et de ce qu’on appelle de plus en plus aujourd’hui la « fantasy ». Plus récemment il « storyboarde » le premier tome de la série Delta, « L’anse aux crânes », dessiné par Matteo Simonacci sur un texte de Jean-Louis Fonteneau : situé dans le delta de l’Orénoque, au XVIIIe siècle, le récit tutoie l’histoire, un temps, avant de dériver au fil des magies amérindiennes (l’héroïne est une jeune chamane).

Après un exergue sur l’immortalité de l’âme qui pourrait être emprunté à Platon, Moksha commence à New York, en 1925, lors d’un violent règlement de compte : le gangster Frank Satriani abat les hommes de son demi-frère Patrick McKeever puis met le feu à leur repaire ; il lui reproche d’avoir tué leur père Andrew. Dans les rues de New York éclairées par les lueurs de l’incendie le jeune peintre Daniel Liebowicz regagne son domicile tout en lisant un fascicule de Weird Tales. L’histoire racontée par ce pulp rejoint un rêve qui le fascine, celui d’une femme dont il cherche désespérément à capter les traits sur ses toiles. Peut-être est-ce la même qui vient d’apparaître fugacement à Frank dans un miroir qui se brise… Le lien entre Daniel, Frank et la mystérieuse jeune femme s’éclaire progressivement au long de ce premier tome, d’abord à travers l’histoire que lit Daniel, une nouvelle fantastique inspirée de la mythologie indienne, intitulée Moksha, et ensuite avec les visions hallucinées des amours contrariées de divinités rivales, Arjuna et Duryodhama, deux demi-frères amoureux de la belle Draupadi. Décidé à rencontrer l’auteur de la nouvelle, Daniel découvre qu’il s’agit d’une jeune femme ressemblant étrangement à celle de son rêve, et elle aussi semble le reconnaître. Mais Juliette Bescond, qui écrit sous le pseudonyme de Mary Clark, est aussi journaliste au Daily News, et un de ses articles consacrés au règlement de compte entre les deux frères a rendu furieux Frank qui la fait enlever.

Crayonné de Moksha

Les premières planches nous immergent dans un environnement classique du roman noir, l’Amérique de la prohibition et ses familles de maffieux, où apparaissent aussi des clins d’œil au fantastique de la même époque : le fameux magazine Weird Tales (qui avait commencé à paraître en 1923, et où travaillèrent H. P. Lovecraft et le grand illustrateur Virgil Finley, mais très peu de femmes à l’exception de Catherine L. Moore) ; d’autre part, la jeune journaliste – qui écrit sous le pseudonyme de Mary Clark (pourquoi pas Higgins ?) – a sur son bureau un exemplaire en français du Fantôme de l’opéra de Gaston Leroux…

Moksha

Très vite, cependant, nous changeons de dimension. Certes, « moksha » est bien le nom que donne Aldous Huxley au champignon hallucinogène que consomment sans modération les personnages de son roman Ile, libérés des drogues abrutissantes dont sont obligés de se gaver les protagonistes moins bien lotis du Meilleur des mondes . Et là nous restons dans la science-fiction. Mais c’est aussi un mot sanskrit, l’équivalent du nirvana bouddhique, qui renvoie, dans l’hindouisme, au processus libérant l’âme individuelle du cycle des réincarnations. Daniel, comme Juliette, se libèrent du quotidien oppressant du New York de la prohibition, par la lecture ou l’écriture des pulps. Et Frank, dans le miroir qu’il brise en tirant sur un fantôme, entrevoie peut-être un autre monde, où règnerait la grâce. Cependant, la haine fratricide doublant dans le monde des dieux l’étrange chorégraphie qui rapproche sur Terre le gangster, le peintre et la journaliste, n’a rien de libératrice. Duryodhana, Arjuna et Draupadi sont des personnages du Mahâbhârata, l’épopée indienne bien connue. D’Amico et Ricci se jouent de ce panthéon en leur attribuant des rôles qui ne sont pas tout à fait les leurs dans la légende. Qu’importe, Arjuna demeure « le pur », et son sort a bien maille à partir dans une dimension moins glorieuse avec celui de Daniel le peintre maudit. Et Duryodhana qui, dans le panthéon hindouiste n’est pas son frère, n’en demeure pas moins un avatar du démon Kali, même s’il partage avec Arjuna l’amour de Draupadi. Dans le New York de 1925 quelle meilleure réincarnation pour lui que l’enveloppe charnelle de Frank Satriani, maffieux très à cheval sur l’honneur des familles ?

Moksha

Titillé par les thèmes du déjà vu et de la réincarnation, et par l’envie de faire une BD avec des styles différents, Ricci s’est beaucoup impliqué dans le scenario de Marco D’Amico et n’a pas réalisé qu’un travail d’illustrateur. Celui qui dit avoir grandi avec la BD franco-belge tourne ici pourtant résolument le dos à la ligne claire : renonçant à l’encre de Chine pour les contours, utilisant l’aquarelle, la gouache, et même le plâtre pour donner davantage de matière à certaines compositions, il propose un vrai découpage cinématographique, avec une grande variété de plans ou d’angles de vision, privilégiant les scènes de nuit, des intérieurs quelquefois éclairés par un jour blafard comme l’atelier du peintre, des extérieurs qu’embrase l’incendie du tripot de Patrick, très peu de scènes de jour en plein air, ce qui renforce le côté oppressant de la narration (avec les vignettes qui se détachent sur un fond noir, et non plus blanc comme dans toute une tradition de la BD). Le monde des demi-dieux est évoqué au contraire dans un graphisme très différent, sur une douzaine de planches intercalées entre les autres, sans vignettes, avec des tons pastel et des crayonnés entièrement recouverts de peinture. Ricci dit qu’il n’a pas de style « j’aime changer tout le temps, je n’aime pas coller à un style particulier »( interview sur planeteBD.com), et c’est vrai qu’entre Les âmes d’Hélios et Moksha il y a au moins un changement de registre (et Delta n’a pas été dessiné mais « storyboardé » par Ricci), mais cet album manifeste une réelle unité de ton, par-delà la diversité des palettes utilisées, et c’est une gageure de mener ensemble les fils d’une action se déroulant en même temps dans les bas-fonds de New York et les cieux de la mythologie indienne. Ricci tient ce pari. En reprenant le propos de Malraux sur Sanctuaire de Faulkner on pourrait dire qu’il introduit à son tour le tragique (hindou et non grec en l’occurrence) dans le roman policier.

Ses premières BD, parues dans un magazine US dédié au « heavy metal », les musiques qu’il écoute en dessinant ou qu’il conseille à ses lecteurs, – entre jazz et hard rock – NIN, Moonspell, Fear Factory et SOAD, mais aussi Mike Patton (« Faith No More », « Mr. Bungle », « Thomahawk fantomas », etc.), celles aussi qu’il interpréta un temps avant de choisir la BD, manifestent l’intérêt que Ricci porte au genre. Ne nous étonnons pas alors que, comme une pause entre deux volumes d’un cycle – ou d’un autre – il ait consacré un album avec Giancarlo Di Maggio à la chanteuse américaine June Christie.

Moksha

La science-fiction lui tient toujours à cœur : après Delta, qui aura peut-être une suite, il vient d’achever son grand cycle de SF versant dystopie avec les 5 volumes d’Urban que Futuropolis a repris en intégrale l’année dernière. Il est aussi tenté par les comics et le gaming, témoin son intervention récente sur la série dérivée du jeu Cyberpunk 2077. Et il est aussi souvent crédité pour ses story board. Mais, après l’abandon début 2009 par les Éditions Robert Laffont de leur secteur BD, « Juliette », le tome II de Moksha, demeure inédit et la série n’aura pas de suite, comme me l’a confirmé Roberto Ricci dans un courrier récent. Dommage.

François Rahier
Version revue le 26 mars 2021
Moksha

BIBLIOGRAPHIE MISE À JOUR (26 mars 2024)

RICCI, Récits complets in Heavy Metal (éd. US)
 "Conquistadores" (may 2000)
 "The Dart" (November 2000)
 "Genesis" (january 2002)
 “Ruskin – The Devouring” (October – november 2003, story by Paolo DiOrazio),
 “The Meat” (january 2009, with Matteo Simonacci).
D’AMICO & RICCI, Moksha
 tome I : “Frank”. Robert Laffont, 2008;
Matteo SIMONACCI, Roberto RICCI (superviseur et storyboarder) & Jean-Louis FONTENEAU, Delta,
 tome 1 : “L'anse aux crânes”. Les humanoïdes associés, 2008.
SAIMBERT & Roberto RICCI, Les âmes d’Hélios :
 tome 1 : “Le Ciboire oublié”. Delcourt , 2003 (trad US in Heavy Metal, 2009)
 tome 2 : “Au fil de l’épée”. Delcourt, 2004
 tome 3 : “Fer écarlate”. Delcourt 2005
 tome 4 : “Chaînes éternelles”. Delcourt, 2007
Roberto RICCI/Giancarlo DI MAGGIO, June Christy. BD Jazz/Nocturne, 2009
Jean-Louis FONTENEAU, Matteo SIMONACCI, Roberto RICCI, Une affaire d’hommes [one shot publicitaire]. Solvay Pharma 2009
Luc BRUNSCHWIG, Roberto RICCI, Urban:
 tome 1: « Les règles du jeu ». Futuropolis, 2011
 tome 2 : « Ceux qui vont mourir ». Futuropolis, 2013
 tome 3 : « Que la lumière soit ». Futuropolis, 2014
 tome 4 : « Enquête immobile ». Futuropolis, 2017
 tome 5 : « Schizo robot ». Futuropolis, 2020
 Intégrale chez Les Sculpteurs de Bulles (2013, inachevée), puis Futuropolis (2023)
Cyberpunk 2077, tome 3 « Blackout » (dessins et couverture). Panini Comics, 2023
Couleurs dans Les chroniques de la Légion, livre IV de Fabien Nury et al. Glénat, 2012
Couleurs et storyboard pour Le Cœur de l’Ombre de Marco D’Amico. Dargaud, 2016
Couverture pour Marcas, maître franc-maçon, de Giacometti et Ravenne (Int. 1, Delcourt, 2019)
Storyboard pour L’Arc-en-Cieliste de Cédric Mayen, Dargaud, 2023

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