Les chroniques de François Rahier
BD et SF, binôme parfait ?
Un dictionnaire amoureux de la BD/SF
Andrevon et son livre
C’est une somme que vient de publier Jean-Pierre Andrevon, pilier de la SF française, grand témoin, acteur aussi bien évidemment, né en 1937, avec ses complices eux aussi romanciers et critiques Jean-Pierre Fontana (né en 1939) et le jeune Claude Ecken qui n’a que 70 ans. Enfants, ils ont feuilleté ces illustrés souvent décriés par la censure ou l’ordre moral et ravalés au rang de petits mickeys qui enchantèrent leur jeunesse. Les bandes dessinées de science-fiction y avaient leur place, que ce soit dans la presse quotidienne (les strips de « Flash Gordon » ou de « Brick Bradford »), dans les journaux destinés à la jeunesse de toutes obédiences, du résistant Coq Hardi au communiste Vaillant en passant par le catholique Cœurs Vaillants, et déjà dans les petits formats que commençaient à publier en particulier les éditions Artima à Tourcoing et les éditions Publi-Vog à Nice où étaient parus en format à l’italienne les premiers RC des frères Giordan. C’est ce qui explique sans doute la place qu’occupent la bande dessinée, ses auteurs, ses titres et ses héros dans ce gros volume qui tient du dictionnaire amoureux et de l’encyclopédie et parcourt un siècle de parutions nationales de la science-fiction à travers toutes les manifestations écrites et dessinées qui en découlent. Au moment où elle apparaît en France la SF est tout autant décriée que la BD – deux acronymes devenus familiers, connotés péjorativement très souvent, confondus dans le même opprobre, au point que l’expression « roman graphique » très usitée aujourd’hui et parfois à n’importe quelle occasion en paraît la traduction en français politiquement correct.

Placée sous le patronage de la célèbre Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction publiée par Pierre Versins en 1972 , voici donc une nouvelle encyclopédie consacrée à la « SF écrite et dessinée vue de France ». « Vue de France » a son importance : il ne s’agira pas exclusivement de SF française, mais de SF en France. Certes, la S.F connaît une première explosion en France avec Jules Verne, puis Rosny aîné, mais la seconde, au début des années 1950, avec la création des premières collections spécialisées, voit aussi l’arrivée des traductions des grands auteurs américains, Asimov, Van Vogt, qui ont marqué de leur empreinte ce qu’on appelle l’âge d’or de la SF. Et le livre abonde en entrées passionnantes sur ces grands noms de la littérature d’anticipation sans lesquels il faut bien le reconnaître la SF ne serait pas ce qu’elle est devenue. Mais l’adjectif « dessinée » est tout aussi important. Ravalée comme elle au rang de sous-littérature ou de littérature pour enfants ou adolescents, la SF considère parfois la BD avec condescendance, et lui accorde une place secondaire. Le Catalogue des âmes et cycles de la SF de Stan Barets l’ignorait en 1979, et ne lui consacrait qu’une dizaine de pages dans la reprise en deux volumes de l’ouvrage sous le titre Le Science-fictionnaire . De même, en 1986, l’Encyclopédie de poche de la science-fiction publiée chez Pocket ne consacrait qu’une douzaine de pages à la BD . Le gros dictionnaire d’Andrevon et de ses collègues qui font la part belle à la BD renoue en revanche avec la présentation pour laquelle l’américain Peter Nicholls avait opté en 1981 dans sa fameuse Encyclopedia of Science Fiction, qu’Isaac Asimov avait appelée « The Bible for all the science-fiction fans » , le choix d’un ordre alphabétique où « Druillet, Philippe » succédait à « Drode, Daniel » et à « Dr Strangelove », « Flash Gordon » à « Flammarion, Camille », où l’on trouvait des notices sur Pierre Christin, Jean Giraud/Moebius, Métal hurlant et un long développement sur « Comics strips and comic books » etc.

Chez Andrevon plus d’une cinquantaine d’entrées sur 280 environ sont consacrées à la BD. Y voisinent des incontournables, Druillet, « Flash Gordon », Hergé bien sûr, mais aussi Métal Hurlant, « Valérian et Laureline » ou « Yoko Tsuno » – et également des BD oubliées au premier rang desquelles on retiendra « Bibi Fricotin », créé par Forton en 1924 et repris par Pierre Lacroix jusqu’à la fin d’une série souvent ancrée dans la SF. Jean-Pierre Fontana, l’auteur de la notice, écrit avec quelque nostalgie : « Voici vingt-cinq ans que Bibi Fricotin a disparu des kiosques et des librairies et il ne semble pas que sa résurrection soit envisagée. Sans doute parce que les rêves des bambins d’antan ne sont plus d’actualité et que les jeunes d’aujourd’hui ne puisent pas dans le même compartiment de farces et attrapes. Reste le souvenir d’un temps où le système D n’avait pas encore été supplanté par l’internet et l’informatique ». Plus connu, Marijac, scénariste et dessinateur de BD empruntant souvent à la SF, fait l’objet d’une longue notice due à Jean-Pierre Andrevon ; l’analyse documentée que celui-ci fait d’une bande bien oubliée, « L’étrange croisière du Squalus » parue dans Coq Hardi en 1950, la dernière aventure d’un Jim Boum cow-boy devenu astronaute et explorant la planète Mars, manifeste une maîtrise réelle du sujet (et non comme c’est parfois le cas dans le genre de notices encyclopédique style Wikipédia dont on abuse sur le net en particulier, une connaissance de seconde ou troisième main), quand il évoque par exemple des animaux préhistoriques apprivoisés et servant de monture aux indigènes, « des cératosaures portant des simili-indiens, des tricératops que chevauchent des hommes-singes ». Dans le registre « des petits, des obscurs, des sans grades » , on est heureux de retrouver Raoul Giordan , l’auteur des « Conquérants de l’espace » paru de 1953 à 1964 dans le petit format Météor des éditions Artima, une saga de 2985 planches, la plus longue à notre connaissance de l’histoire de la SF . Artisan astreint à un dur labeur, il devait travailler jusqu'à 16 heures par jour pour produire son Météor mensuel, payé à la case, puis aller poster lui-même ses originaux depuis La Colle sur Loup près de Nice où il résidait. À Jean-Pierre Andrevon et ceux qui l’ont connu – dont l’auteur de ces lignes, Raoul Giordan laisse le souvenir, « d’un homme aussi affable que modeste qui sut attirer l’attention de Moebius et Druillet, ce qui, avouons-le, n’est pas rien ».

Tout passer en revue bien sûr excéderait les limites de cette chronique. Contentons-nous encore de quelques pépites. D’abord l’entrée « Images de la science-fiction » qui évoque les précurseurs, Bosch ou Doré, et consacre un long développement à Albert Robida (1848-1926), peut-être le premier véritable auteur-illustrateur de SF, avant d’évoquer le déferlement des magazines, les pulps aux couvertures criardes et devenues cultes, et le renouveau graphique que l’on peut constater aujourd’hui dans le soin apporté aux dessins de couvertures des collections spécialisées d’éditeurs comme Le Bélial’ avec Philippe Gady ou Manchu. La préférence marquée aussi pour des séries françaises ou belges qui ont leurs entrées spécifiques, comme « Les Eaux de Mortelune » de Cothias et Adamov, « Neige » de Convard et Gine, « Le Vagabond des limbes » de Ribera et Godard, « Valérian et Laureline » de Christin et Mézières ou « Yoko Tsuno » de Roger Leloup. Enfin un focus appréciable sur la BD argentine, avec la notice consacrée à « L’Éternaute », chef d’œuvre graphique imaginé par Héctor Oesterheld (qui disparut, victime de la dictature le 27 avril 1977) et dessiné par Francisco Solano López – et dont on ne connut longtemps en France que la seconde version illustrée par Alberto Breccia et parue aux Humanoïdes associés. « L’Éternaute » d’Oesterheld et Solano López est disponible en France depuis 2008 chez Vertiges Graphic.

« L’Andrevon », un dictionnaire amoureux de la BD/SF, mais aussi une remise en mémoire, et une porte ouverte sur le futur.

François Rahier
20 novembre 2024

Jean-Pierre Andrevon, Un siècle de SF écrite et dessinée vue de France des années 1920 à nos jours. Avec la collaboration de Jean-Pierre Fontana et Claude Ecken. Coédition Encrage/Belles Lettres, 647 pages, 45 € (en librairie depuis le 18 octobre 2024).

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