On ne s’arrêtera pas sur la longueur des cheveux de cet ultime roi de la jungle. S’il est peu vraisemblable que Tarzan fréquente régulièrement les salons de coiffure, il ne l’est pas davantage que lui ou Zembla demeurent imberbes. L’écrivain français Michel Tournier qui s’y connaît en sauvageons, a écrit dans Le Vol du vampire , quelques pages incontournables sur le sujet.
Zembla se doit également d’être fidèle à son rôle de roi de la jungle : les animaux sont ses amis, il parle leur langue. En revanche, conformément à un code implicite de la BD depuis les premiers « Tintin et Milou », s’ils parlent entre eux et si leur maître les comprend, les autres humains ne les entendent point, vraisemblance oblige. Notons tout de même le caractère surprenant de la ménagerie que notre héros promène avec lui : un lion, bien sûr, mais aussi un chat sauvage et… un kangourou ! Pourtant, les auteurs prennent parfois soin de nous signaler, non sans ironie, qu’il n’y a pas de tigre dans le continent africain, par exemple.
Les aventures de Zembla ont pour cadre une Afrique moins intemporelle qu’il n’y paraît :
l’ère des indépendances a succédé à celle des colonies. L’action se déroule au Karunda,
république imaginaire. Le décor est celui d’une Afrique méridionale où voisinent états
indépendants (ou bantoustans ?) et zones de peuplements blanches. La coexistence plus
ou moins pacifique entre les anciens colons et la nouvelle administration autochtone
est évoquée par moments. Souvent, policiers ou militaires sont noirs. Le fils adoptif
de Zembla aussi. C’est là que le bât blesse : imaginerait-on Tarzan, sans Jane, adopter
un « négrillon » ?
Ce dernier, prénommé Yeye, est un personnage clé : encore enfant, joufflu et grassouillet,
il n’a pas le physique avenant de ces adolescents en crise profilés en petits hommes qui,
dans mainte BD, font équipe avec les super héros qu’ils admirent – et rêvent peut-être
de remplacer un jour (Robin et Batman, Terry et Pat Ryan dans Terry et les pirates de
Milton Caniff, etc.) ; jetant sur le monde des adultes un regard sans concession, il
s’affuble même des dépouilles d’un ordre déchu : le casque de MP dont il est toujours
coiffé, sur quel champ de bataille a-t-il été ramassé ? Et ce gros réveil qu’il porte
en pendentif, toujours arrêté à 5 heures, indique-t-il l’heure du thé qui n’aura
plus jamais lieu ? Commentant, en « petit nègre » et avec l’ironie d’un chœur
antique parfois, l’action qui se déroule sous nos yeux, prenant parti d’en rire,
c’est presque un personnage nietzschéen, le petit frère de l’homme supérieur des
« trois métamorphoses »
redevenu enfant, qui s’assoit dans le sable et joue aux dés, par delà bien et mal.
Il n’est pas sans signification que Zembla l’élève comme son propre fils…
Rasmus, l’autre compagnon humain de Zembla, est aussi un personnage en forme de
clin d’œil. Sa tenue ridicule, et peu seyante sous les tropiques, chapeau claque et
frac de la belle époque, est empruntée en tous points à Mandrake le magicien,
le célèbre personnage de Lee Falk et Phil Davis. Ici, il s’agit d’un piètre illusionniste
dont la carrière ratée s’est achevée au Karunda. Un bien brave homme au demeurant, qui
a sauvé une fois la vie de Zembla. Un personnage sympathique, mais qui joue les seconds
rôles ingrats dévolus aux amuseurs… Sa langue peu soutenue est émaillée de « purée !»,
une interjection devenue familière dans la France du début des années 60, qui
caractérisait le vocabulaire des pieds-noirs, ces français chassés d’Algérie après
l’indépendance.
« Has been » nostalgique d’un passé révolu, Rasmus est un adieu vivant aux surhommes
et aux super-pouvoirs. Encore un…
Les femmes ne font que passer, comme il est d’usage dans une « publication destinée à la jeunesse », toujours belles, jeunes, charmeuses, filles ou nièces de savants fous, princesses lointaines enlevées par des traîtres, guerrières fourbes et dangereuses… Les choses n’ont guère changé en près de 40 ans, malgré la révolution sexuelle qui a affecté l’occident, et le vieillissement du lectorat de Zembla ; en témoignent les lettres de lecteurs nostalgiques, quadra- ou quinquagénaires, qui lisent le petit format depuis 30 ans et souhaitent y retrouver l’ingénuité des premières bandes. Nos compagnes semblent laisser indifférent le héros, tout entier à sa défense de la nature et hostile à tout ce qui vient du monde civilisé.
C’est la grande cause de Zembla, la nature. L’engagement écologiste du personnage est sans doute beaucoup plus porteur aujourd’hui que dans les années 60. « Fondateur », avec d’autres personnages de la SEMIC, tels Frank Universal et Corsak, de la WSU (« World Safety United Nations », une force d’intervention contrôlée par l’ONU qui se donne pour tâche la préservation des équilibres naturels), il était sans doute à Porto Alegre en 2001 aux côtés de José Bové, qui sait ? Sur le front de la mondialisation, Zembla a sans doute encore de belles années de service. Etrange avatar pour un personnage né dans les laisses d’un super héros US un peu mégalo. Juste retour peut être, dans l’esprit de l’homme à l’état de nature de Rousseau, du Livre de la jungle de Kipling ou des travaux du docteur Itard sur le sauvage de l’Aveyron. Et si c’était Tarzan, l’imposteur ?
| Targa (G. Estève) | France 1947-1951 |
| Tarou (Bob Dan) | France, 1948-1961 |
| Panthère blonde (E. Magni) | Italie-France, 1948-1950 |
| Akim (Augusto Pedrazza) | Italie, 1950-1968 – France, 1958-1991 (756 numéros) |
| Tiki/Kiwi (U. Pratt / S. Fenzione) | Italie-France, 1962-67 |
| Zembla (Franco Oneta) | France, 1963-… |
| Tanka (Yves Mondet) | France, 1967-1968 |
Le personnage de Zembla apparaît dans Spécial Kiwi n° 15 en juin 1963 ; en juillet de la même année il a son propre support, le mensuel Zembla, qui paraîtra au long de 479 numéros jusqu’en décembre 1994. Le succès de la série amènera les éditeurs à lui adjoindre un trimestriel, Spécial Zembla, qui paraît encore aujourd’hui. Au n° 63 Zembla devient même bimensuel !
Jusqu’en 1975, Zembla ne publie que des inédits ; à partir de son n° 200, la revue alterne récits originaux et rééditions. Il en va de même pour le supplément trimestriel, puis bimestriel, à partir de son n° 69. La dernière histoire originale paraît en 1979, dans le n° 297. Pendant 20 ans le PF survivra, à la grande satisfaction des collectionneurs sans doute, en publiant uniquement des rééditions et… des rééditions de rééditions !
Au mois de décembre 1999 le n° 152 de Spécial Zembla republie enfin du matériel inédit créé par de jeunes auteurs pour le compte de la SEMIC, désireuse de célébrer dignement son 50ème anniversaire. En octobre 2000 l’éditeur lance une souscription pour une édition à tirage limité du fac-similé du n° 1 de Zembla. L’aventure se poursuivra jusqu’en novembre 2003 avec le n° 175
Les scénarios furent successivement écrits par Cesare Solini, Attilio Mazzanti, Maurizio Torelli, Veronese, Mario Gomboli et Agostini.
Graphiquement, Zembla fut créé par Augusto Pedrazza, le dessinateur d’Akim. C’est sans doute pour le distinguer de ce dernier que Pedrazza affubla Zembla de la longue chevelure qu’il porte toujours. Pedrazza dessina les premiers épisodes parus dans Zembla et Spécial Zembla.
Plusieurs dessinateurs s’attelèrent à la tâche ensuite : Pietro Gamba et Bertrand Charlas principalement, un seul épisode étant signé Biffignandi. Très vite, une signature s’imposa : celle de F. Oneta. Sous ce dernier nom se cachaient en réalité deux frères, Franco et Fausto. On sait aujourd’hui que seuls les épisodes signés sur la première planche de l’histoire « F. Oneta » ou « F. One » sont de Franco Oneta. Les épisodes non signés furent pris en charge par Fausto, Franco se contentant d’encrer les personnages principaux. Les deux frères réalisèrent ainsi plusieurs centaines d’histoires pendant près d’une quinzaine d’années
Au début du XXIe siècle, Zembla a repris du service sous la plume d’un jeune dessinateur français, Christophe Malgrain. Avec Thierry Mornet (rédacteur en chef chez SEMIC) et Jean-Marc Lainé au scénario, il se propose d’adapter le seigneur de la jungle aux réalités des années 2000. Intégré au « Semic ‘Verse » Zembla a d’ailleurs retrouvé dans un récent numéro un super-héros créé en 1980 par F. Oneta (sous le pseudo de Frank Honest) pour Mustang : Ozark. Un jeune dessinateur espagnol, Manuel Garcia, était allé par ailleurs rejoindre leur équipe, coachée par le franco-américain Jean-Marc Lofficier.
François Rahier
(revu le 6 septembre 2025)
Comme le rappelle Mathias Fourrier dans le dernier numéro de Spécial Zembla,
Franco Oneta avait déjà fait une incursion dans cet aspect resté obscur de la jeunesse
de son personnage ; cette ébauche jugée très convaincante était parue dans le N° 33
récemment réédité avec le fac-similé Zembla # 0. Pour le 40ème anniversaire du
personnage, dont on ne savait pas encore qu’il serait le dernier, et afin de marquer le
retour attendu du dessinateur à ses premières amours, les rédacteurs eurent l’idée de
lui proposer une nouvelle série sur la jeunesse du personnage. Depuis longtemps, F. Oneta
ne livrait plus que des couvertures occasionnelles. C’est avec enthousiasme sans doute
qu’il lut le scénario de Jim Dandy (alias M. Fourrier), si l’on en juge par le bonheur
inspiré de son trait : décidément, il n’y a qu’Oneta qui sache bien dessiner Zembla !
On en voudra pour preuve ces 3 RC empreints de fraicheur juvénile offerts par le vieux
maître en guise de cadeau d’adieu. Pour raconter l’enfance et l’adolescence de son héros,
il retrouve ici la grâce du Hogarth des dernières années célébrant la jeunesse de Tarzan.
Simplement intitulé « La jeunesse de Zembla », le premier épisode revient sur la mort
des parents du héros, assassinés par des guerriers noirs bizarrement vêtus à l’antique ;
recueillis par des fauves qui le confient à des singes pour parfaire son éducation
de bipède il est l’enjeu d’une lutte à mort entre deux mâles rivaux à laquelle il assiste
impuissant. C’est pour se prouver son courage qu’ensuite il tue le fameux guépard dont
il revêtira la peau… Sous-titré « Sugar mountain », le deuxième épisode est clairement
situé : « Karunda, 1958 ». Il met pour la première fois le garçon en présence de l’élément
féminin, une gamine qui joue encore à la poupée et lui propose de partager ses jeux,
mais qui le trouble au plus profond de l’âme, et devant laquelle il frime, dans le
troisième épisode (« My father, my king ») pour échapper au problème d’identité qu’il
se pose alors : si son père est un lion, pourquoi n’est-il pas un lionceau, lui ?
Le personnage du « grand sage » qui veille secrètement sur le destin de l’enfant, et
communique avec ses esprits tutélaires à travers les vapeurs du wascian, donne
à l’ensemble son unité narrative : bref récit initiatique du passage à l’adolescence
au cours duquel Zembla apprend à vaincre la peur, à tempérer ses désirs et à prendre
conscience des ses actes. On n’en dira pas autant des deux épisodes complémentaires,
écrits et dessinés par M. Fourrier, au trait moins assuré et à l’inspiration volontiers
onirique et fantasque, qui se démarquent de l’ensemble par leur prétention quelque
peu bavarde à vouloir trop en dire, leurs titres racoleurs (« Good dope, good fun » et
« Der Golem ») et l’expressionnisme un peu convenu du jeu des noir et blanc.
Le come back attendu a donc pris la forme d’un farewell nostalgique. Mais si la couverture du N° 175 B de Spécial Zembla illustrée par Louis Lachance montre notre héros en fâcheuse posture, tout comme Yeye et Rasmus, et paraît de sinistre augure, ce dernier fascicule propose, on le voit, sur la jeunesse du personnage un aperçu positif : cette fin en forme d’éternel retour nietzschéen n’est pas si triste après tout, et il ne nous déplaît pas que dans ces limbes où vont prendre leur retraite éternelle tous les héros de papier un Zembla adolescent côtoie de jeunes blancs becs trop tôt montés en graine comme Tim Tyler, ou cet insensé de Terry qui s’impatientait déjà de voir la barbe lui pousser dans un des premiers strips quotidiens de M. Caniff !
François Rahier
21 janvier 2004
Inédit
« La jeunesse de Zembla », trois récits complets de Franco Oneta sur un scénario de Jim Dandy (Matthias Fourrier) in Spécial Zembla # 175 B (novembre–décembre 2003) ; 30 planches