Les chroniques de François Rahier
« SATURNE CONTRE LA TERRE », DE G. SCOLARI
80 ans d’adaptations françaises
Publié à partir de décembre 1936 dans
I tre porcellini (puis dans
Topolino),
"
Saturno contro la Terra" de Giovanni Scolari (au dessin), Federico Pedrocchio
et Cesare Zavattini (au scénario), fut repris en France, dès le 18 avril 1938,
par
Le Journal de Toto (n° 1) ; cette publication demeura incomplète, et dut
s’arrêter du fait de la guerre, le 12 décembre 1939 (au n° 145). En 1940,
quelques journaux américains reprirent la série sous forme de « sundays »
(planches du dimanche) qui eurent même, de juin à septembre de la même année,
les honneurs de figurer dans l’éphémère
Future comics aux côtés du
« Lone Ranger » et du « Phantom », quatre parutions aux couvertures illustrées
de vignettes de Scolari !
Beaucoup moins connu que ses grands frères français de l’âge d’or (
L’As,
Hurrah !,
Robinson, etc.),
Le Journal de Toto (qui tirait son nom d’un
personnage éponyme illustré par Rob-Vel, le créateur de Spirou au même moment),
parut sur 170 numéros du 11 mars 1937 au 6 juin 1940 ; s’il publia surtout
des séries américaines, la bande de Scolari reste son fleuron, et au moins
deux autres histoires du même auteur figurèrent au sommaire du journal
(« L’Aigle aux ailes d’or » et « La Galère aux voiles d’argent »).
Pendant la guerre, en France, profitant de la conjoncture (et de la mise
en sommeil des bandes US de science-fiction, « Buck Rogers », « Flash Gordon »
et « Brick Bradford »), la série fut reprise intégralement dans
Les Cahiers
d’Ulysse, puis la collection
Odyssées, et, dans l’immédiat après-guerre,
on la retrouve encore dans les
Grandes Odyssées et les
Sélections
prouesses (dernières publications en février 1948), avant que les éditeurs,
en raison d’une autre conjoncture, n’éloignent les bandes d’origine italienne
.
Le moindre poids du support initial, – un hebdomadaire semblant davantage
destiné aux plus jeunes, à l’encontre de
Hurrah ! ou de
L’As par exemple –,
et les circonstances que nous venons d’évoquer, peuvent expliquer le relatif
silence fait en France autour de «
Saturno contro la Terra » pendant les
vingt ans qui suivent. En effet, il faut attendre la fin des années 60,
et le regain d’intérêt pour les bandes dessinées de l’âge d’or, pour
qu’une revue s’intéresse de nouveau à cette histoire : en 1966 le CABD
publie à 50 exemplaires un port-folio de l’épisode 1 (vraisemblablement
suivi deux ans plus tard d’un 2ème volume) ; en 1967,
Phénix réédite dans
son n° 4 le 1er épisode des
Cahiers d’Ulysse, et, dans un supplément
au n° 6, début 1968, les épisodes 2 et 3. Mais vingt ans encore devront
s’écouler avant qu’un jeune fanéditeur, Francis Valéry, publie le 4ème,
dans les
Premiers Cahiers de l’Université Impériale de Trantor
. Vingt ans
encore, et ce jeune fanéditeur, devenu un personnage bien connu maintenant
du domaine français de la BD et de la SF, publie une intégrale en édition
bilingue !
D’un graphisme parfois naïf, et tributaire, dans sa représentation des
vaisseaux spatiaux ou des cités extra-terrestres, des illustrations de
couvertures des pulps américains des années 1920-1930 (comme les premières
planches de « Flash Gordon » d’ailleurs), influencé aussi sans doute par le
dessin plein de maladresses juvéniles mais non sans charme de Dick Calkins
dans « Buck Rogers » (la première vraie BD de SF, qui débute en 1929),
«
Saturno contro la Terra » se démarque rapidement des grands classiques.
« Flash Gordon » (1934) commence bien par la menace d’un astre errant se
dirigeant vers la Terre, mais son personnage principal quitte bien vite le
sol natal pour un périple de plus d’un demi-siècle sur Mongo et un cocktail
de planètes toutes plus fantasmatiques les unes que les autres.
« Brick Bradford » (1933), tout au moins en ce qui concerne les épisodes
dessinés par Clarence Gray, c’est-à-dire jusqu’aux années cinquante, a une
préférence pour les mondes perdus, les voyages dans le temps ou le microcosme
du « Voyage dans une pièce de monnaie », tout cela en restant sur Terre. On
notera d’ailleurs une constante des bandes dessinées de cette époque : au fur
et à mesure que se rapproche la guerre, on s’ingénie à en esquiver la menace,
et, en particulier dans la SF, une fois la catastrophe arrivée, on en fuit
la réalité dans des mondes exotiques ou irréels. Si le « Buck Rogers » que
publie en France
L’As par exemple en 1939 évoque bien une invasion de la
Terre par Mars, c’est au 30ème siècle, et la planète a été en grande partie
dépeuplée à la suite d’une nouvelle glaciation.
«
Saturno contro la Terra » semble bien être la première histoire, en BD,
à reprendre le thème wellsien de la « Guerre des mondes ». Le livre de Herbert
George Wells
The War of the Worlds, paru à Londres en 1898, avait été traduit
en italien par Angelo Sodini dès 1901, et publié dans la Collezione di Romanzi
Fantastici Vallardi, à Milan. Si les historiens signalent à juste titre le pic
que constitua l’adaptation radiophonique d’Orson Welles le 30 octobre 1938
sur les réseaux CBS aux États-Unis, ce n’est bien sûr qu’après-guerre,
au cinéma, avec le film de Byron Haskin, en 1953, que l’œuvre atteignit
sa pleine notoriété. Quelques années auparavant, dans le domaine de la BD,
Tintin avait publié du 26 septembre 1946 au 17 avril 1947 le roman de Wells
accompagné de 61 illustrations au crayon et lavis d’Edgar P. Jacobs, Jacobs
qui publiait au même moment dans le célèbre hebdomadaire belge « Le secret
de l’espadon », une longue histoire de 3ème guerre mondiale aux accents
d’apocalypse (1946-1949)
… mais sans extra-terrestres. En revanche, dès
le 20 mars 1945, dans le n° 9 de
Coq Hardi, Marijac lançait «
Guerre à la
Terre » : cette longue histoire, de près de 100 planches dessinées par Liquois
puis par Dut, mêlait troisième guerre mondiale, apocalypse, invasion
martienne, péril jaune et collaboration ; en même temps, les héros étaient
des soldats, des politiques, des hommes de science, et non des bâtards
magnifiques à la Brick Bradford par exemple ; le peuple était présent, aussi,
avec beaucoup de mouvements de foule..
Ici, l’influence de Scolari semble évidente. Alors que les premières images
de « Flash Gordon » montrent des populations prostrées devant la catastrophe
qui s’annonce, chez Scolari, les gouvernants sont interpellés, et on voit
même dans les rues des manifestants arborer des calicots revendicatifs !
Si l’action se déplace de la Terre vers Saturne ou Pluton, les visions de la
planète ravagée sont saisissantes : Berlin, Paris, New York sont détruits,
la civilisation aura du mal à se relever. Et si elle le fait, ce sera grâce
à des savants : autre originalité de cette série. Chez « Flash Gordon »
ou « Brick Bradford », les savants sont fous, ou à moitié, en tout cas ils
jouent les apprentis sorciers. Ici, très vite, ils suppléent les défaillances
du politique : c’est devant une assemblée internationale de savants que
Marcus révèle la menace venant de l’espace, et un strip plus loin c’est du
balcon de son observatoire qu’il harangue la foule. Lorsque les forces
saturniennes s’apprêtent à franchir les Alpes, on voit une assemblée de
notables civils et militaires s’en remettre au professeur Marcus comme à
un homme providentiel, et, à la fin, c’est lui qui reçoit la reddition de
l’ennemi. Lors du triomphe final, si l’homme en haut de forme à la droite
du chauffeur est peut-être un président, celui qui salut debout à l’arrière
de la limousine, c’est bien Marcus, encore en tenue de combat. Dans la
dernière vignette, enfin, c’est presque en chef de gouvernement qu’il
adresse à la foule un message d’ordre et de discipline… Cette vision
scientiste, un peu démodée aujourd’hui, caractérise bien l’histoire
dessinée par Scolari : d’ailleurs Marcus et ses amis ne viennent-ils pas
en aide aux plutoniens instrumentalisés par les habitants de Saturne ?
Grâce à cette science venue d’ailleurs le sol de Pluton redevient fertile
et se couvre de riantes forêts… On retrouvera cette vision positive de la
science plus tard dans la longue saga française des «
Conquérants de
l’espace » de Raoul Giordan
(1953-1963).
Autant de traits originaux permettent de saluer la réédition même modeste
de ce que Francis Valéry appelle « un chef d’œuvre absolu », et que
The
Encyclopedia of Science-Fiction de Peter Nicholls mettait en 1981 sur le
même plan, pour l’Europe
, que « Buck Rogers », « Brick Bradford » ou
« Flash Gordon » pour les États-Unis. Réalisée à partir de l’adaptation
des
Cahiers d’Ulysse (1941-1942), l’édition de Francis Valéry propose des
planches du
Journal de Toto non reprises ensuite, et les quatre couvertures
du
Future comics de 1940 illustrées par Scolari. La traduction française
publiée à partir de 1941, et rééditée ici, est complète des sept épisodes
mais avec des coupes représentant environ un tiers du récit initial.
La publication de l’original italien met bien en évidence ces ruptures
dans la narration, quelquefois dommageables à la compréhension du texte
français, et causées sans doute par des impératifs de mise en page,
mais aussi par les contraintes que subissait pendant la guerre et sous
l’occupation la bande dessinée en particulier : ainsi, la volonté d’exclure
le politique est manifeste dans la suppression de la 1ère vignette
italienne de la p. 18 qui transforme une assemblée nationale où notables
et militaires à épaulettes se donnent à un homme providentiel, en une simple
assemblée de savants (volonté d'effacer un mauvais souvenir ?). En revanche
l'étonnante suppression en France des jambes des pilotes chevauchant leurs
sympathiques apparecchi-mosca
demeure une énigme (cf. la différence entre
les pp. 19-20 de la version italienne et la p. 3 de la version française,
où seule la 1ère vignette de la 3è bande n'a pas été modifiée, mais on y
distingue mal les jambes du pilote).
François Rahier
16 août 2010
(revu le 30 mars 2023)
Giovanni SCOLARI, Federico PEDROCCHI & Cesare ZAVATTINI,
Saturne contre
la Terre (Saturno contro la Terra). Édition bilingue français-italien,
7 volumes. Collection Spatial, Francis Valeri, 1, route de Guimard
17360 La Clotte. Contacts internet : terre.profonde@gmail.com
BIBLIOGRAPHIE FRANCAISE DE GIOVANNI SCOLARI (1882-1955)
|
Le Journal de Toto (Éditeur, 20 rue d’Enghien, Paris)
« Saturne contre la terre » (n° 60 du 18 avril 1938 au n° 145 du 14 décembre 1939)
« La Galère aux voiles d’argent » (n° 67 du 6 juin 1938 au n° 93, 15 décembre 1938)
« L’Aigle aux ailes d’or » (n° 93 du 15 décembre 1938 au n° 104 du 1er mars 1939)
« L’Ermite Florestan » (n° 105 du 8 mars 1939 au n° 116 du 25 mai 1939)
« Les Quatre éléments » (n° 117 du 1er juin 1939 au n° 123 du 13 juillet 1939)
Les Cahiers d'Ulysse (Éd. S.E.P.I.A.)
« Guerre des planètes » (N° 4, 10 mai 1941)
« La revanche des Saturniens » (n° 8, 10 juillet 1941)
« Bataille dans la stratosphère » (n° 16, 10 novembre 1941)
« Saturne contre la Terre » (n° 29, mars 1942)
Collection « Monts et Merveilles » (Éd. SAGEDI)
« L’Aigle bleu » (N° 1, octobre 1943)
« La Princesse Jolyne et Cœur-de-Pierre » (N° 2, janvier 1944)
« Dans les entrailles de la Terre » (N° 4, avril 1944)
Collection « Odyssées » (Éd. SAGEDI)
« Guerre de planètes » [épisode 1] (n° 12, avril 1944)
« La revanche des Saturniens » [épisode 2] (N° 13, avril 1944)
« Bataille dans la stratosphère » [épisode 3] (n° 15, juin 1944)
« Saturne contre la Terre » [épisode 4] (n° 21, août 1945)
« S.O.S. Saturne » [épisode 5] (N° 23, octobre 1945)
Collection « Grandes Odyssées » (Éd. SAGEDI)
« Le Démon de l’espace » [épisode 6] (n° 3, juin 1947)
« Bataille de titans » [épisode 6, suite] (N° 5, août 1947)
Sélections « Prouesses » (Les Éditions et Revues Françaises)
« Demain la Terre sautera » et « Le Triomphe de Marcus » [épisode 7] (n° 1-2, février 1948)
« Un homme contre le monde » et « Le réactif F.3 » (n° 7-8, octobre 1948)
« Dans les griffes de Peter » (n° 9, janvier 1949)
Garry (Éditions Impéria)
« Bax » (n° 82, février 1955)
CABD
« Saturne contre la Terre » (tome I, 1966 ; tome II, 1968)
Spirou
« Saturne contre la Terre ! » (extrait de 2 pages dans le « Musée de la Bande dessinée » de Morris et Vankeer) : n° 1475 du 21 juillet 1966
Phénix
« Guerre de Planètes (Saturne contre la Terre) » [épisode 1] (N° 4, 3ème trimestre 1967, p. 42-57 et cv)
« La Revanche des Saturniens » et « Bataille dans la Stratosphère » [épisodes 2 et 3] (supplément au n° 6, 1er trimestre 1968)
Premiers Cahiers de l’Université Impériale de Trantor (Éd. Francis Valéry)
« Saturne contre la Terre » [épisode 4] (1987)
« Saturne contre la Terre », par Henri Filippini in Dictionnaire de la BD, Bordas, 1989.
Hop !
« Dossier Scolari ; L’extraterrestre et la BD européenne de SF des années 30 », par Ange Tomaselli : n° 58 (juin 1993), pp. 46-49.
Giovanni Scolari, Saturne contre la Terre, intégrale bilingue. Éditions Francis Valéry, 2010 sq.
1 : 46p. bilingue, 15€
2 : 50p. bilingue, 16€
3 : 39p. bilingue, 13€
4 : 50p. bilingue, 15€
5 : 20p. dont 8p. couleurs, 12€
6 : 20p. partiellement en couleurs, 12€
7 : 32p., 12€
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PARUTIONS ORIGINALES ITALIENNES |
Episodio 1: “Saturno contro la Terra” [Saturne contre la Terre] (I tre porcellini, et Topolino, 1936)
Episodio 2: “L'Isola di Sabbia” [L’île de sable] (Topolino, 1937)
Episodio 3: “La Guerra dei Pianeti” [La guerre des planètes] (Topolino, 1938)
Episodio 4: “L'Ombra di Rebo” [L’ombre de Rebo] (Topolino, 1938)
Episodio 5: “Le Sorgenti di Fuoco” [Les sources de feu] (Paperino, et Topolino, 1940)
Episodio 6: “La Sfera d'Aria” [La sphère d’air] (Topolino, arrêt en 1943, reprise en 1945)
Episodio 7: “La Fine del Mondo” [La fin du monde] (Topolino, 1946)
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