Les chroniques de François Rahier

BANDE DESSINEE ET HISTOIRE IMMEDIATE
Les héros de papier et le second conflit mondial
Aujourd'hui, dans leur souci de coller au réel, les auteurs de BD baladent volontiers leurs héros dans une actualité souvent brûlante : témoin Buck Danny - revisité par Bergèse et consorts -, engagé ces dernières décennies dans les conflits de l'ex-Yougoslavie ou du Moyen-Orient . Nous sommes loin des tracasseries de la censure française au début des années 50 à l'égard de Victor Hubinon, le créateur de ce même Buck Danny, trop impliqué aux côtés des forces américaines pendant la guerre de Corée , ou, plus tard des artifices qui lui permirent de faire combattre son personnage au "Vien Tan" , échappant par là à la « sale guerre » du Vietnam. La BD est devenue plus adulte, plus responsable, on le dit, et c'est vrai. Mais ne fait-on pas souvent table rase d'un passé quelquefois fort honorable ?
HUBINON/CHARLIER, « Le retour des Tigres volants » in Spirou n° 1180 (24 novembre 1960) HUBINON/CHARLIER, « Les Tigres volants à la rescousse » in Spirou n° 1183 (15 décembre 1960)

Lorsque commence le second conflit mondial, le 3 septembre 1939, les aventures de Tintin en Syldavie (publiées en album sous le titre Le sceptre d'Ottokar) ont cessé de paraître depuis quelques jours dans Le Petit Vingtième (10 août). Cette histoire évoquait en allusions presque transparentes la menace que faisait peser sur un petit royaume balkanique un puissant voisin totalitaire. On pouvait croire que sur cette lancée, et comme certains de ses collègues de papier, notre reporter allait prendre du service.
En effet, le 12 novembre 1939, Pat 'Apouf, le célèbre détective créé par Gervy, était engagé par le deuxième bureau pour démasquer des espions allemands. Cette aventure (sans titre) de 22 planches parut dans Le Pèlerin jusqu'au 2 juin 1940, date à laquelle elle fut brutalement interrompue par les événements : depuis un hydravion, Paf Apouf mitraillait un sous-marin « boche ». La suite, nul ne la connut...
GERVY, « Pat’Apouf » in Le Pèlerin (2 juin 1940)

De son côté, le « chevalier du Far-West » Jim Boum, créé par Marijac pour Coeurs Vaillants au début des années 30 (cow-boy dont le profil finira par se fixer à la fin de la période sous les traits d'un reporter-cinéaste), est mobilisé dès le terme de son aventure africaine (Coeurs Vaillants du début de l'automne 1939) : dans le n° 4 du 8 octobre, il part sur le front rejoindre les héroïques combattants polonais agressés par les nazis. Comme pour Pat Apouf, l'aventure de Jim Boum sur le front s'interrompit dans le n°23 du 9 juin 1940 ; et Marijac laissa selon ses dires les dernières planches de son histoire entre les mains de l'officier allemand qui l'interrogeait. On ne les retrouva plus.
MARIJAC, « Jim Boum sur le front » in Cœurs Vaillants n° 23 (9 juin 1940)

Et Tintin ?

HERGÉ, « Les aventures de Tintin en Extrême-Orient » [Le Lotus bleu] in Le Petit vingtième n° 40 (3 octobre 1935) Il devait s'embarquer le 28 septembre pour « Le pays de l'or noir », dans une aventure où se faisait sentir la menace de la guerre bien sûr, mais que dominait aussi un exotisme dans l'air du temps. Cette histoire avortée fut interrompue elle aussi par la débâcle, et Hergé la reprit bien plus tard, avec le capitaine Haddock . En octobre 1940 il commença à publier dans Le Soir jeunesse « Le crabe aux pinces d'or », toute allusion à l'actualité ayant disparu, on s'en doute.
Ce non-engagement du reporter (qui était bien jeune), mais surtout de son créateur, dans le second conflit mondial, put accréditer bien des doutes, nourrir des malentendus aussi.
C'était oublier ce qu'on avait pu lire dans « Tintin en Syldavie », oublier aussi qu'un peu plus d'un an après que le Japon eut quitté la S.D.N, Hergé s'en faisait l'écho dans une page quasi-documentaire du Lotus bleu (« Tintin en Extrême Orient » in Le Petit vingtième du 3 octobre 1935) : cette aventure se déroulait pendant les dramatiques évènements de 1931-1932 au cours desquels le Japon occupa la Mandchourie, annexant ainsi une partie de la Chine ; Hergé y prenait visiblement parti pour les patriotes chinois, contre le militarisme japonais.
HERGÉ, « Tintin chez les Arumbayas » [L’Oreille cassée] in Le Petit vingtième n° 32 (18 mars 1936)
La même année commençait à paraître, toujours dans Le Petit vingtième, une nouvelle aventure du jeune reporter. « Tintin chez les Arumbayas » (L'Oreille cassée), nous entraîne dans deux républiques imaginaires d'Amérique du Sud : le San Théodoros (capitale Las Dopicos) et le Nuevo Rico (capitale Sanfacion). Un marchand d'armes international, Basil Bazaroff (ou Mazaroff dans la première version), mettra de l'huile sur le feu et la guerre éclatera.

Fantaisie ? Point du tout.
Bazil Zaharoff (1849-1936), financier britannique dont la fortune fut édifiée sur les ventes d'armes et le pétrole, a réellement existé. Et l'armistice venait d'être signé entre le Paraguay et la Bolivie quand Hergé commença son histoire. Car le Gran Chapo, c'est le Chaco ou Gran Chaco, ce désert très riche en pétrole, enjeu d'un conflit qui ensanglanta les relations entre les deux pays à plusieurs reprises au XXe siècle (et déjà au XIXe siècle). En 1928-1929 et en 1932-1935 les deux pays furent en guerre : lors du dernier conflit, les implications des grandes puissances furent évidentes (et Hergé pour sa part dénonce les menées et les rivalités des anglais et des américains). La conférence de Buenos-Aires au mois de juillet 1936 reconnut la victoire du Paraguay qui obtint des avantages territoriaux.

Ce conflit méconnu et oublié, qui fut un an avant la guerre d'Espagne également le banc d'essais de l’interventionnisme de l’Allemagne nazie et de l’U.R.S.S. de Staline , sensibilisa l'époque. Il est frappant de constater qu'au même moment ou presque un autre dessinateur le choisissait comme théâtre d'une bande dessinée qui se voulait plus témoignage qu'aventure pure . « Z.29.S.O.S. » de Marijac parut dans Pierrot au cours du premier semestre 1938 : 16 planches noir et blanc qui constituent un émouvant hymne à l'universelle fraternité au-delà des barrières politiques et nationales.
MARIJAC, « Z.29.S.O.S. » in Pierrot n° 9 (27 février 1938)

Nous étions à quelques semaines de Munich.

Les jeunes lecteurs de L’As, sans doute passionnés par les aventures de « L’Aigle du ciel » , qui paraissent quelques mois plus tard en une et en couleurs dans cet hebdomadaire grand format, et racontent le combat de Martial, un jeune aviateur français venu aider l’Argentine dans sa lutte contre les rebelles tolimans, ignorent que cette histoire, dessinée avec brio par Kurt Caesar, était parue un an auparavant dans le Vittorioso italien et mettait en scène alors l’épopée d’un jeune aviateur fasciste, « Romano il legionario », appuyant en Espagne les rebelles franquistes dans leur lutte contre les « rouges, autrement dit les républicains. Les avions sont les mêmes – et Martial le français et Romano l’italien pilotent le même Grumann F3F rouge – mais les noms, les couleurs des drapeaux et des cocardes changent, et tout semble aller pour le mieux à l’époque de la non-intervention…
CAESAR (Kurt), « L’Aigle du ciel » in L’As n° 115 (11 juin 1939) CAESAR (Kurt), « Romano il Legionario” in Il Vittorioso n° 17 (30 avril 1938)

Et du côté des comics ?
Les choses sont un peu différentes outre-Atlantique, car les circonstances ne sont pas les mêmes.
Dans la planche du dimanche du 22 juin 1941 du « Flash Gordon d’Alex Raymond, alors qu’ils sont toujours sur la planète Mongo, Flash, Dale et Zarkov apprennent le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale sur Terre, alors que des armées se mettent en marche pour attaquer le monde libre, sous le signe du « Glaive rouge » du dictateur Stukin … Nos trois héros regagnent la Terre et vont reprendre du service, Flash allant même piloter des biplans de l’armée de l’air américaine du début des années ’40. Le 29 janvier 1938, dans une autre planche dominicale, le « Brick Bradford » de Clarence Gray et William Ritt avait appris, perdu dans un lointain futur (il se trouve en 6937), la nouvelle de la « guerre de 1982 » déclenchée par le sanguinaire Tocma le tyran… Mais Brick n’y participera pas directement, ayant déjà donné dans sa lutte contre Temuchin, une anticipation bien dans l’esprit de cette époque de montée des périls totalitaires (bandes quotidiennes 1936-1937).
RAYMOND (Alex), « Flash Gordon » (planche du dimanche du 7 décembre 1941)

Mais d’autres personnages des comics américains vont s’engager dans des guerres beaucoup plus réelles. Dès 1942, le jeune Terry Lee rentre dans les forces armées américaines pour venger Pearl Harbour (Milton Caniff, « Terry and the pirates »), tandis que Tim Tyler et son copain Spud, qui ont grandi eux aussi, quittent l’Afrique pour les États-Unis et intégrer les garde-côtes (Lyman Young, « Tim Tyler’s luck », en France « Richard le téméraire » ou « Raoul et Gaston »). Comme le « Jungle Jim » d’Alex Raymond, qui opéraient déjà dans les mers d’Asie du sud-est, ils vont affronter les japonais, sur terre, sur mer ou dans les airs.
CANIFF (Milton), « Terry et les pirates » (planche du dimanche du 17 octobre 1943)

Moins ancrés dans la culture dominante, les super-héros des comic-books sont aussi résolument engagés : « Superman » est le premier américain, d’origine kryptonienne accordons-le, à mettre fin à la seconde guerre mondiale, traînant Hitler et Staline devant la Société des Nations dans un récit complet de 2 pages publié par Look Magazine en 1940.
SIEGEL(Jerry), SHUSTER (Joe), « How Superman would end the war” in Look Magazine (27 février 1940) SIEGEL(Jerry), SHUSTER (Joe), « How Superman would end the war” in Look Magazine (27 février 1940)
De nombreux pionniers de la bande dessinée de la fin des années 30 et des années 40 aux États-Unis sont d'origine juive, comme les créateurs de « Superman », Jerry Siegel et Joe Shuster, ou encore ceux de « Captain America », Joe Simon et Jack Kirby. Ils avaient vu depuis longtemps grandir la menace. L’exposition « De Superman au Chat du rabbin, bande dessinée et mémoires juives » au Musée d'art et d'histoire du judaïsme de Paris, avait bien mis cet aspect en évidence en 2007. Et dans son livre Super-héros, une histoire politique (Libertalia, 2018) William Blanc, spécialiste des cultures populaires donne une analyse pertinente du phénomène : « Loin d’être un simple produit de divertissement, le genre a été pensé dès son origine comme un outil politique ».
SIEGEL(Jerry), SHUSTER (Joe), « How Superman would end the war” in Look Magazine (27 février 1940) « De Superman au Chat du rabbin », affiche de l’exposition du Musée d’art et d’histoire du judaïsme (17 octobre 2007 – 27 janvier 2008) BLANC (William), Super-héros : une histoire politique. Libertalia, Paris, 2018

Comme quoi, il y en a des choses dans nos petits Mickeys.

François Rahier
Version revue le 14 novembre 2023

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