Au cours de l’année 1942, la quasi-totalité des illustrés
français pour la jeunesse cessent leur publication en zone nord
. Seul, l’éphémère Etc…, apparu en décembre 1942, publie
un n° 3 en janvier 1943. O Lo Lê, breton et pétainiste,
continue, mais à Landernau.
Et le 15 janvier paraît le n° 1
du Téméraire. Jusqu’au 1er août 1944, ce périodique controversé
pour son idéologie « collabo » sera le seul à être publié à
Paris. Bimensuel de grand format (29x38), sur 8 pages dont 4
en couleurs, il est vendu 3 F jusqu’au n° 26 (le 1/2/1944),
et passera à 4 F. ensuite. Trois numéros spéciaux paraissent
en 1943 : un « Spécial vacances » (sur 16 pages à 8 F.),
un autre consacré à la marine française et plus
particulièrement au paquebot « Normandie » (4 F.), un troisième enfin
sur l’empire colonial français et titré « Au pays d’Antinéa » (4 F.).
En outre, un album sera publié en 1944, L’Inde fabuleuse, contant « l’épopée
aryenne », illustré par Liquois et Josse sur des textes de Jacqueline Amy.
La rédaction et l’administration sont au 116 de la rue de Réaumur, dans le 2e
arrondissement de Paris. Le tirage est de 100.000 exemplaires. La formule
initiale du périodique est maintenue jusqu’au n° 26 : la une présente
l’illustration pleine page du rédactionnel des pages 2-3 ; les pages 4-5,
en couleurs, proposent un conte, une bande d’espionnage réaliste, « Marc
le téméraire », signée Josse, et deux bandes comiques, « Le Docteur Fulminate
et le Professeur Vorax », due à Erik, et « Le Fantôme de la Tour Eiffel »,
par Vincent Krazousky, qui signe Vica, une bande changeant souvent de titre
et où le dessinateur se met en scène sous le nom de son personnage.
Après vient un roman à suivre, et une page dévolue aux nouvelles du « Cercle
des téméraires », à des jeux et diverses chroniques. Enfin, page 8, une grande
série de science-fiction signée Liquois, « Vers les mondes inconnus ».
À partir du n° 27, le prix est porté à 4 F. et la « une » change : le
rédactionnel du thème central commence en page 1, et, en page 8, la
série « Vers les mondes inconnus » passe de trois bandes à quatre, la taille
du titre de la revue ayant été diminuée. Deux nouvelles séries en noir et blanc
apparaissent en pages intérieures, « Hidalgo », signé D.A. et « Les aventures
de Mic, Patati et Patata » de Eu. Gire ; ces séries se poursuivront jusqu’au
n° 38. Une bande verticale, « Oulaa le chevelu », plagiat de « Alley Oop »
de Vincent T. Hamlin, et due vraisemblablement à Liquois, paraît en pages
centrales et en couleurs du n° 27 au n° 33 ; elle sera remplacée par « Biceps
le costaud sentimental » de Jean Ache du n° 34 au n° 38. La signature de
Liquois disparaît alors : il sera remplacé au dessin de « Vers les mondes
inconnus » pour les quatre dernières planches par Poïvet, qui avait déjà
illustré un conte au n° 33. Le Téméraire cesse sa parution avec son n° 38
du 1er août 1944. Le 6 août parait à Lyon le dernier numéro du Cœurs Vaillants
de la guerre, un petit format poche de 16 pages agrafées. Trois mois après,
le 20 novembre, sort des presses du Mouvement de Libération Nationale,
à Clermont-Ferrand, le n° 1 de Coq Hardi. Une page de l’histoire se tourne…
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Avant-guerre, en France comme en Belgique, à la presse directement ou indirectement confessionnelle, c’est-à-dire catholique (Le Petit Vingtième, Cœurs Vaillants, Bayard, Bernadette, mais encore Spirou, Pierrot ou Lisette) s’opposent grosso modo des périodiques publiant surtout des bandes américaines (Robinson, Le Journal de Mickey, Hurrah !, Aventures) ou des publications davantage consacrées à des auteurs français (L’Épatant, L’As), idéologiquement neutres mais non hostiles à l’Église, et pourtant souvent qualifiés de « mauvais illustrés ». Ce n’est qu’après 1945 qu’apparaîtront Coq Hardi et Vaillant, orientés « résistance » pour l’un, « communiste » pour l’autre, et donc « laïques ». Dans le vide éditorial créé en 1943 en « zone nord » de la France occupée, Le Téméraire occupe une place à part : ouvertement favorable à la collaboration avec l’Allemagne, et au nazisme (Marc le téméraire, dans la bande éponyme de Josse, pilotera un Stuka orné de la croix de fer et de la croix gammée), il n’est pas catholique, il affecte parfois un paganisme de circonstance – et, bien sûr, il est antisémite.
L’antisémitisme convenu d’une partie de la presse catholique pour la jeunesse,
dont ne furent exempts ni les périodiques belges publiant les aventures de
Tintin et Milou en Belgique, ou Cœurs Vaillants qui les reprenait en France,
et qui touchait encore Spirou après la guerre, est connu. On cite souvent
le strip de « L’Étoile mystérieuse » paru dans le quotidien belge Le Soir
le lundi 10 novembre 1941, et censuré ensuite dans les éditions d’après-guerre
de cette aventure
. Et la récente polémique autour du « Groom vert-de-gris », une aventure de
Spirou située en 1942 due à Yann et Olivier Schwartz (2009), a remis en mémoire
la vignette antisémite commise par Franquin en 1946 dans « La maison
préfabriquée » montrant Fantasio et un fripier juif affublé de tous les
stéréotypes du genre
. Dans Le Téméraire, on retrouve ces stéréotypes bien évidemment. Mais le
luxueux album L’Inde mystérieuse publié en 1944, tout entier consacré à la
geste des aryens, le fait dans la perspective pseudo-scientifique du nazisme,
et non dans l’optique religieuse diffuse du catholicisme de l’époque :
antisémite, raciste, le journal ne sera pas en reste, distillant tout au
long de sa publication de pesantes allusions au sang et à la race, parfois
ouvertement (dans le rédactionnel ou les romans), souvent avec davantage de
discrétion (dans les bandes dessinées). Mais les rédacteurs seront aussi
anglophobes, et donc, à leur manière, anticolonialistes, dénonçant par exemple
les atrocités britanniques lors de la révolte des cipayes, et rendant un
hommage appuyé à Gandhi dans les dernières pages
.
C’est cette rupture idéologique avec la presse d’avant-guerre qui est la
principale caractéristique du Téméraire. À travers ses bandes dessinées
(réalistes ou comiques), ses romans et ses contes, et surtout son
rédactionnel – qui occupe une place importante, trois pages du début à la fin,
empiétant, à partir du n° 27, sur la « une » jusque là consacrée à une
illustration pleine page –, le journal décline une identité propre, qui n’est
ni celle de la presse confessionnelle faisant expressément référence aux
valeurs chrétiennes (Cœurs Vaillants par exemple), ni celle de ses compagnons
de route adoptant une ligne proche basée à l’époque sur les stéréotypes de
la morale bourgeoise, conservatisme social, anticommunisme, racisme latent
(Pierrot). La violence qui émaille souvent les histoires contenues dans le
journal, scènes de torture ou d’exécution par exemple, le rapproche
paradoxalement de ce que l’on trouvait dans les publications stigmatisées
par l’Église et la presse bien pensante, « mauvais illustrés » dépourvus
souvent de rédactionnel, ou le consacrant à des rubriques documentaires
ou ludiques.
Le Téméraire attache, lui, autant d’importance à ce rédactionnel que Cœurs
Vaillants (parfois 2 pages sur 4 ou 3 sur 6) ou Pierrot avant sa disparition.
Ce rédactionnel, outre des rubriques convenues (jeux, mots croisés, etc.),
propose l’incontournable rubrique « club » – à l’image de tous les clubs
inspirés du scoutisme que l’on retrouvera dans la presse pour jeunes de
l’avant-guerre à l’après-guerre ; ici un « Cercle des Téméraires » propose
à ses écuyers, chevaliers et preux, des activités destinées à former le
corps et l’esprit (cinéma, bibliothèque, cours d’aéromodélisme, natation,
etc.) ; sa devise est « Garde-toi, et courage ! » De la théorie à la pratique,
le cercle organisera pendant l’été 1943 deux séjours pour ses membres au
château de Norges-le-Bas en Côte-d’Or, entre colonie de vacances et camp
de jeunesse façon hitlerjugend ou balilla mussolinienne...
Mais la part la plus importante de ce rédactionnel est ce que nous pourrions
appeler le documentaire thématique qui constitue le pivot de chaque numéro,
introduit par une illustration pleine page donnant le ton (jusqu’au n° 27)
et développé ensuite sur deux pages entières parfois accompagnées de photos
ou de dessins en noir et blanc : les titres donnent le ton, l’accent est mis
sur des sujets scientifiques (« Les automates », « Guerre à la douleur »),
la futurologie ou la science-fiction (« La quatrième dimension », « L’an
2000 », « En fusée vers la Lune »), l’histoire (« Les ancêtres de l’homme »,
« Les Incas », « Royaumes à vendre »), avec une préférence marquée pour le
paranormal (« Fantômes », « L’Étrange île de Pâques », « Les Prophéties »)
ou l’ésotérisme (« Les morts qui tuent », « Hommes en cagoules »,
« Barbe-Bleue »). La lecture attentive de ces pages « documentaires » révèle
vite qu’il s’agit d’un salmigondis où le scientisme le dispute à l’occultisme,
et où se déclinent les obsessions propres à la rédaction, le sang, la pureté
de la race, les crimes rituels attribués aux juifs, la haine de la
franc-maçonnerie…
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La bande la plus importante du périodique, par la place qu’elle occupe (la page 8 en couleurs), son thème (la science-fiction), la personnalité de ses dessinateurs (Liquois et Poïvet, qui, la guerre à peine terminée, deviendront des auteurs majeurs des illustrés résistants et communistes Coq Hardi et Vaillant à travers en particulier d’autres bandes de science-fiction), demeure « Vers les mondes inconnus ». Ce n’était pas le premier essai de Liquois en matière de SF : une bande au titre proche, « À travers les mondes inconnus », qu’il dessina sur un scénario de Ferraz, était parue dans Pierrot en 1938, du n° 1 du 2 janvier au numéro 16 du 17 avril ; c’était un récit complet de 16 planches en couleurs qui avec « Futuropolis » de Pellos paraissant en même temps dans Junior, fut la première histoire de SF dessinées en France . « Vers les mondes inconnus », d’inspiration différente même s’il s’agit toujours de SF, occupa donc la page 8 en couleurs du Téméraire pendant toute la durée de sa publication. Il semble que la femme du rédacteur en chef du journal, Jacques Bousquet – animateur d’une association de jeunes partisans du Maréchal Pétain – ait rédigé les textes, Liquois dessinant les 34 premières planches avant de laisser sa place à Poïvet pour les 4 dernières, la bande restant inachevée. Cette histoire de vaisseau spatial terrien abordant une planète lointaine peuplée de créatures parfois étranges, humains, semi-humains, hommes-singes, hommes chauve-souris, etc. est bien évidemment inspirée de « Flash Gordon », le célèbre space opera d’Alex Raymond paraissant aux Etats-Unis depuis le 7 janvier 1934, et diffusé jusqu’au début de la guerre en France dans Robinson et en Belgique dans Bravo.
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Il y eut paraît-il un procès, dont on a peu de traces, et qui se solda par un non lieu. Neuf sur dix des dessinateurs importants et clairement identifiés du Téméraire allaient se retrouver, dans les semaines ou les mois à venir, dans les pages de Coq Hardi et/ou de Vaillant, hebdomadaires adoubés par la Résistance, et pour le second, en plus par le Parti communiste français. Le pillage des locaux à la libération de Paris, leur occupation par un groupe armé affilié au PCF, et la disparition ou la destruction probable des archives – et donc de documents compromettants – facilitèrent sans doute ces surprenantes exfiltrations. Seul, Vica resta à l’écart, et fut condamné à un an de prison, 1000 F. d’amende et à l’indignité nationale. Cet émigré d’origine russe dont la famille avait été massacrée par les bolcheviks, et qui combattit lui-même dans l’armée de Wrangel, aux côtés des blancs, publia tout au long de 37 numéros sur 38 , sur une demi-page en couleurs, les aventures de son homonyme caricaturé en marin bedonnant, au gros nez rouge désignant par là son penchant pour la bouteille. La condamnation de Vica touchait moins ses dessins parus dans Le Téméraire que trois albums mettant en scène le même personnage, et violemment hostiles aux alliés, parus pendant la guerre. On peut penser aussi qu’il n’était pas « récupérable », à l’encontre de tous ses autres collègues qui allaient intégrer à la Libération sans difficultés réelles les organes de presse de la résistance. Viscéralement anticommuniste, Vica était peut-être le seul « politique » du Téméraire. Les autres, dessinateurs avant tout, et souvent plus jeunes, mal informés (comment circulait l’information dans la France occupée ?) et l’esprit et le pinceau formatés par le racisme ambiant et l’antisémitisme ordinaire de ces années-là, s’étaient rencontrés, avaient tissé des liens, formant progressivement une équipe qui allait naturellement se retrouver quelques mois plus tard dans les rédactions de Coq Hardi et de Vaillant. Le passage par Le Téméraire joua probablement pour ces jeunes gens le rôle de l’Atelier 63 ouvert quelques années après la guerre par Poïvet, et où de nombreux et futurs grands noms de la BD française firent leurs premières armes, Druillet, Goscinny, Lecureux, Ribera ou Uderzo par exemple.
Apparemment, tout opposait Vaillant et Le Téméraire. À y regarder de plus près
pourtant, la maquette, la composition du journal, l’équipe des dessinateurs
elle-même, s’apparentaient étrangement. Au point qu’un rapport de police
notait en 1945 « L’hebdomadaire Vaillant qui paraît actuellement au 53 rue
Hoche n’est qu’une copie du Téméraire : seul le titre a été changé ».
Ce mimétisme culmina avec le n° 53 de Vaillant du 4 avril 1946 dont la
couverture évoquait « La mystérieuse île de Pâques », troublant écho au n° 17
du Téméraire du 15 septembre 1943 consacré à « L’étrange île de Pâques » !
Sans transition, Jean Ache poursuivit « Biceps, le costaud sentimental »,
commencé dans Le Téméraire dans les pages de Vaillant. Et Liquois et Poïvet
inaugurèrent l’après-guerre avec deux grandes séries de SF divergentes certes
mais gardant en commun les mêmes stéréotypes. Ce qui amène Pascal Ory dans
son livre sur le journal à écrire : « Avec sa vision manichéenne et
relativement pessimiste de notre destin galactique, la facilité avec laquelle
elle se prête à la transposition des relations internationales contemporaines,
la science-fiction confirme son rôle de source privilégié de l’histoire des
représentations collectives »
. Aujourd’hui il semble de moins en moins qu’il y ait eu solution de continuité
entre Le Téméraire et Vaillant – d’autant que ce dernier, comme Coq Hardi,
témoins d’une époque révolue, a disparu depuis belle lurette
. Le journaliste André Ramon, qui fit partie du comité de rédaction, explique
qu’il avait conçu la formule du journal en s’inspirant de Robinson,
qu’il admirait
. Robinson publiait beaucoup de bandes d’aventures, souvent d’origine
américaine, avec, dans la période qui précédait immédiatement la guerre,
un rédactionnel important mais totalement non-confessionnel, sans esprit
boyscout, axé sur tout ce qui pouvait intéresser les jeunes garçons de
l’époque, l’aviation au premier chef, mais aussi l’aventure sous ses
différentes formes, l’exploration, la science-fiction, etc. C’est un peu aussi
ce que l’on retrouvait dans Le Téméraire, mais cet esprit aventureux y
était « gauchi » (« droitisé » devrait-on dire) par une idéologie guerrière
implicite et bien souvent explicite. À l’insu des rédacteurs ou des
dessinateurs ? Qui fera la part de la naïveté, de l’aveuglement ou d’un
arrivisme se souciant peu des principes ? Coq Hardi, qui tint moins longtemps
la route, su garder peu ou prou la ligne de ce que l’on appellerait dans la
France d’aujourd’hui une laïcité positive. Très marqué à gauche,
officiellement édité par l’Union de la jeunesse républicaine de France
(qui devient en 1956 le Mouvement des jeunes communistes), Vaillant n’était
pas neutre, et sa laïcité constituait le paravent d’une idéologie dont nous
connaissons aujourd’hui les tenants et aboutissants. Paradoxe supplémentaire,
comme le note encore P. Ory, « Le Vaillant copieur de 1945 copie, en dernière
analyse, la presse américanisée de l’avant-guerre »
, et ce au moment où on
lutte justement contre ces stéréotypes au nom d’une certaine exception
française. Témoins d’une époque, Le Téméraire, Vaillant, Coq Hardi, époque
de guerre et d’après-guerre, de bouleversements, de tragédies, de synthèses
impossibles aussi d’où sortira un jour une bande dessinée devenue 9e art et
objet de toutes les considérations, une BD adulte se penchant avec
circonspection parfois sur son passé, ses origines. Témoin, relais ou
jalon, « malgré nous »
ou « soldat perdu »
… Quatre-vingts ans
après, Le Téméraire peut-il reprendre sa place dans l’histoire de la BD ?
A la mémoire de Louis Marticorena (1939-2024).
François Rahier
15 décembre 2014
(version revue le 22 septembre 2024)