Les chroniques de François Rahier
Le Téméraire : Le soldat perdu de la BD française (1943-1944)
Au cours de l’année 1942, la quasi-totalité des illustrés
français pour la jeunesse cessent leur publication en zone nord
. Seul, l’éphémère
Etc…, apparu en décembre 1942, publie
un n° 3 en janvier 1943.
O Lo Lê, breton et pétainiste,
continue, mais à Landernau.
Et le 15 janvier paraît le n° 1
du
Téméraire. Jusqu’au 1er août 1944, ce périodique controversé
pour son idéologie « collabo » sera le seul à être publié à
Paris. Bimensuel de grand format (29x38), sur 8 pages dont 4
en couleurs, il est vendu 3 F jusqu’au n° 26 (le 1/2/1944),
et passera à 4 F. ensuite. Trois numéros spéciaux paraissent
en 1943 : un « Spécial vacances » (sur 16 pages à 8 F.),
un autre consacré à la marine française et plus
particulièrement au paquebot « Normandie » (4 F.), un troisième enfin
sur l’empire colonial français et titré « Au pays d’Antinéa » (4 F.).
En outre, un album sera publié en 1944,
L’Inde fabuleuse, contant « l’épopée
aryenne », illustré par Liquois et Josse sur des textes de Jacqueline Amy.
La rédaction et l’administration sont au 116 de la rue de Réaumur, dans le 2e
arrondissement de Paris. Le tirage est de 100.000 exemplaires. La formule
initiale du périodique est maintenue jusqu’au n° 26 : la une présente
l’illustration pleine page du rédactionnel des pages 2-3 ; les pages 4-5,
en couleurs, proposent un conte, une bande d’espionnage réaliste, «
Marc
le téméraire », signée Josse, et deux bandes comiques, «
Le Docteur Fulminate
et le Professeur Vorax », due à Erik, et «
Le Fantôme de la Tour Eiffel »,
par Vincent Krazousky, qui signe Vica, une bande changeant souvent de titre
et où le dessinateur se met en scène sous le nom de son personnage.
Après vient un roman à suivre, et une page dévolue aux nouvelles du «
Cercle
des téméraires », à des jeux et diverses chroniques. Enfin, page 8, une grande
série de science-fiction signée Liquois, «
Vers les mondes inconnus ».
À partir du n° 27, le prix est porté à 4 F. et la « une » change : le
rédactionnel du thème central commence en page 1, et, en page 8, la
série «
Vers les mondes inconnus » passe de trois bandes à quatre, la taille
du titre de la revue ayant été diminuée. Deux nouvelles séries en noir et blanc
apparaissent en pages intérieures, «
Hidalgo », signé D.A. et «
Les aventures
de Mic, Patati et Patata » de Eu. Gire ; ces séries se poursuivront jusqu’au
n° 38. Une bande verticale, «
Oulaa le chevelu », plagiat de « Alley Oop »
de Vincent T. Hamlin, et due vraisemblablement à Liquois, paraît en pages
centrales et en couleurs du n° 27 au n° 33 ; elle sera remplacée par «
Biceps
le costaud sentimental » de Jean Ache du n° 34 au n° 38. La signature de
Liquois disparaît alors : il sera remplacé au dessin de «
Vers les mondes
inconnus » pour les quatre dernières planches par Poïvet, qui avait déjà
illustré un conte au n° 33.
Le Téméraire cesse sa parution avec son n° 38
du 1er août 1944. Le 6 août parait à Lyon le dernier numéro du
Cœurs Vaillants
de la guerre, un petit format poche de 16 pages agrafées. Trois mois après,
le 20 novembre, sort des presses du Mouvement de Libération Nationale,
à Clermont-Ferrand, le n° 1 de
Coq Hardi. Une page de l’histoire se tourne…
Mais les principaux dessinateurs de l’après-guerre et non des moindres, qui
signeront dans
Coq Hardi, né dans la Résistance
, et
Vaillant, affidé au Parti
communiste français, s’étaient rencontrés dans
Le Téméraire, où ils avaient
fait parfois leurs premières armes : Liquois, Poïvet, Érik, Josse, Le Rallic,
Mat, Eu. Gire, Jean Ache et même Cézard, qui signe « Bill ». Qui plus est,
une observation attentive des deux périodiques montre que la maquette de
Vaillant s’inspire de celle du
Téméraire. C’est dire l’importance de ce
périodique difficile à collectionner, peu connu ou méconnu, redécouvert
tardivement.
***
C’est trente ans après, en 1974, dans une France où les films documentaires
Le Chagrin et la Pitié
(1971) et
Français, si vous saviez
(1972) inaugurent
une relecture de la période douloureuse de la guerre et de l’occupation,
et au moment aussi où l’on commence à se pencher résolument sur l’âge d’or
de la BD, que Pierre Pascal et François Pierre publient une première étude
sur
Le Téméraire
. Au mois de janvier de la même année, Pascal avait inauguré le premier
festival de la BD d’Angoulême, vite devenu une institution internationale,
qu’il présidera de longues années. Quatre ans plus tard, grâce à Claude Guillot
et Michel Denni,
Le Téméraire rentre au sommaire du déjà prestigieux
Collectionneur de BD
, et, en 1979, sous les auspices du même Denni et de ses complices Michel Bera
et Philippe Mellot, au
BDM
, autre institution. Enfin l’Université se penche sur le sujet : la même année,
Pascal Ory publie un livre qui deviendra vite une référence, livre préfacé par
Léon Poliakov,
Le Petit nazi illustré
, et un autre historien, Gilles Ragache, y reviendra un peu plus tard avec un
article de la
Revue d’histoire moderne et contemporaine
. Enfin, en 1981 à Marseille, Jean-Claude Faur, l’animateur de
Bédésup
controversé en raison de sympathies pour l’extrême-droite, y va de son étude
, mettant l’accent surtout sur le caractère de « grand illustré pour la
jeunesse » de la revue qu’il se propose d’étudier. Après une autre éclipse
de près de trente ans, seulement marquée par la réédition en volume, et en
noir et blanc, de la grande BD de SF de Liquois (terminée par Poïvet),
qui est sans doute l’œuvre la plus marquante du
Téméraire
, et une notice de Pierre Pascal dans une anthologie de la BD parue dans
la presse régionale française
, d’autres historiens se sont penchés récemment sur les liens entre Le
Téméraire et
Vaillant, au moins en ce qui concerne la personne de Liquois
, renouvelant l’approche de cette revue unique en son genre. Enfin, une base
de données, la « mémoire » du
Téméraire est disponible depuis peu sur le
site
www.bdoubliees.com
.
***
Avant-guerre, en France comme en Belgique, à la presse directement ou
indirectement confessionnelle, c’est-à-dire catholique (
Le Petit Vingtième,
Cœurs Vaillants,
Bayard,
Bernadette, mais encore
Spirou,
Pierrot ou
Lisette)
s’opposent grosso modo des périodiques publiant surtout des bandes
américaines (
Robinson,
Le Journal de Mickey,
Hurrah !,
Aventures) ou des
publications davantage consacrées à des auteurs français (
L’Épatant,
L’As),
idéologiquement neutres mais non hostiles à l’Église, et pourtant souvent
qualifiés de « mauvais illustrés ». Ce n’est qu’après 1945 qu’apparaîtront
Coq Hardi et
Vaillant, orientés « résistance » pour l’un, « communiste »
pour l’autre, et donc « laïques ». Dans le vide éditorial créé en 1943
en « zone nord » de la France occupée,
Le Téméraire occupe une place à part :
ouvertement favorable à la collaboration avec l’Allemagne, et au
nazisme (
Marc le téméraire, dans la bande éponyme de Josse, pilotera un
Stuka orné de la croix de fer et de la croix gammée), il n’est pas catholique,
il affecte parfois un paganisme de circonstance – et, bien sûr, il est
antisémite.
L’antisémitisme convenu d’une partie de la presse catholique pour la jeunesse,
dont ne furent exempts ni les périodiques belges publiant les aventures de
Tintin et Milou en Belgique, ou
Cœurs Vaillants qui les reprenait en France,
et qui touchait encore
Spirou après la guerre, est connu. On cite souvent
le strip de « L’Étoile mystérieuse » paru dans le quotidien belge
Le Soir
le lundi 10 novembre 1941, et censuré ensuite dans les éditions d’après-guerre
de cette aventure
. Et la récente polémique autour du « Groom vert-de-gris », une aventure de
Spirou située en 1942 due à Yann et Olivier Schwartz (2009), a remis en mémoire
la vignette antisémite commise par Franquin en 1946 dans « La maison
préfabriquée » montrant Fantasio et un fripier juif affublé de tous les
stéréotypes du genre
. Dans
Le Téméraire, on retrouve ces stéréotypes bien évidemment. Mais le
luxueux album
L’Inde mystérieuse publié en 1944, tout entier consacré à la
geste des aryens, le fait dans la perspective pseudo-scientifique du nazisme,
et non dans l’optique religieuse diffuse du catholicisme de l’époque :
antisémite, raciste, le journal ne sera pas en reste, distillant tout au
long de sa publication de pesantes allusions au sang et à la race, parfois
ouvertement (dans le rédactionnel ou les romans), souvent avec davantage de
discrétion (dans les bandes dessinées). Mais les rédacteurs seront aussi
anglophobes, et donc, à leur manière, anticolonialistes, dénonçant par exemple
les atrocités britanniques lors de la révolte des cipayes, et rendant un
hommage appuyé à Gandhi dans les dernières pages
.
C’est cette rupture idéologique avec la presse d’avant-guerre qui est la
principale caractéristique du
Téméraire. À travers ses bandes dessinées
(réalistes ou comiques), ses romans et ses contes, et surtout son
rédactionnel – qui occupe une place importante, trois pages du début à la fin,
empiétant, à partir du n° 27, sur la « une » jusque là consacrée à une
illustration pleine page –, le journal décline une identité propre, qui n’est
ni celle de la presse confessionnelle faisant expressément référence aux
valeurs chrétiennes (
Cœurs Vaillants par exemple), ni celle de ses compagnons
de route adoptant une ligne proche basée à l’époque sur les stéréotypes de
la morale bourgeoise, conservatisme social, anticommunisme, racisme latent
(
Pierrot). La violence qui émaille souvent les histoires contenues dans le
journal, scènes de torture ou d’exécution par exemple, le rapproche
paradoxalement de ce que l’on trouvait dans les publications stigmatisées
par l’Église et la presse bien pensante, « mauvais illustrés » dépourvus
souvent de rédactionnel, ou le consacrant à des rubriques documentaires
ou ludiques.
Le Téméraire attache, lui, autant d’importance à ce rédactionnel que
Cœurs
Vaillants (parfois 2 pages sur 4 ou 3 sur 6) ou
Pierrot avant sa disparition.
Ce rédactionnel, outre des rubriques convenues (jeux, mots croisés, etc.),
propose l’incontournable rubrique « club » – à l’image de tous les clubs
inspirés du scoutisme que l’on retrouvera dans la presse pour jeunes de
l’avant-guerre à l’après-guerre ; ici un « Cercle des Téméraires » propose
à ses écuyers, chevaliers et preux, des activités destinées à former le
corps et l’esprit (cinéma, bibliothèque, cours d’aéromodélisme, natation,
etc.) ; sa devise est « Garde-toi, et courage ! » De la théorie à la pratique,
le cercle organisera pendant l’été 1943 deux séjours pour ses membres au
château de Norges-le-Bas en Côte-d’Or, entre colonie de vacances et camp
de jeunesse façon hitlerjugend ou balilla mussolinienne...
Mais la part la plus importante de ce rédactionnel est ce que nous pourrions
appeler le documentaire thématique qui constitue le pivot de chaque numéro,
introduit par une illustration pleine page donnant le ton (jusqu’au n° 27)
et développé ensuite sur deux pages entières parfois accompagnées de photos
ou de dessins en noir et blanc : les titres donnent le ton, l’accent est mis
sur des sujets scientifiques (« Les automates », « Guerre à la douleur »),
la futurologie ou la science-fiction (« La quatrième dimension », « L’an
2000 », « En fusée vers la Lune »), l’histoire (« Les ancêtres de l’homme »,
« Les Incas », « Royaumes à vendre »), avec une préférence marquée pour le
paranormal (« Fantômes », « L’Étrange île de Pâques », « Les Prophéties »)
ou l’ésotérisme (« Les morts qui tuent », « Hommes en cagoules »,
« Barbe-Bleue »). La lecture attentive de ces pages « documentaires » révèle
vite qu’il s’agit d’un salmigondis où le scientisme le dispute à l’occultisme,
et où se déclinent les obsessions propres à la rédaction, le sang, la pureté
de la race, les crimes rituels attribués aux juifs, la haine de la
franc-maçonnerie…
***
La bande la plus importante du périodique, par la place qu’elle occupe (la
page 8 en couleurs), son thème (la science-fiction), la personnalité de ses
dessinateurs (Liquois et Poïvet, qui, la guerre à peine terminée, deviendront
des auteurs majeurs des illustrés résistants et communistes
Coq Hardi et
Vaillant à travers en particulier d’autres bandes de science-fiction),
demeure «
Vers les mondes inconnus ». Ce n’était pas le premier essai de
Liquois en matière de SF : une bande au titre proche, «
À travers les mondes
inconnus », qu’il dessina sur un scénario de Ferraz, était parue dans
Pierrot
en 1938, du n° 1 du 2 janvier au numéro 16 du 17 avril ; c’était un récit
complet de 16 planches en couleurs qui avec «
Futuropolis » de Pellos
paraissant en même temps dans
Junior, fut la première histoire de SF dessinées
en France
. «
Vers les mondes inconnus », d’inspiration différente même s’il s’agit
toujours de SF, occupa donc la page 8 en couleurs du
Téméraire pendant toute
la durée de sa publication. Il semble que la femme du rédacteur en chef du
journal, Jacques Bousquet – animateur d’une association de jeunes partisans
du Maréchal Pétain – ait rédigé les textes, Liquois dessinant les 34 premières
planches avant de laisser sa place à Poïvet pour les 4 dernières, la bande
restant inachevée. Cette histoire de vaisseau spatial terrien abordant
une planète lointaine peuplée de créatures parfois étranges, humains,
semi-humains, hommes-singes, hommes chauve-souris, etc. est bien évidemment
inspirée de «
Flash Gordon », le célèbre space opera d’Alex Raymond
paraissant aux Etats-Unis depuis le 7 janvier 1934, et diffusé jusqu’au début
de la guerre en France dans
Robinson et en Belgique dans
Bravo.
Fleuron du
Téméraire, la bande est souvent l’objet de vives critiques :
en cause, son antisémitisme (on y retrouve à mots couverts certains éléments
de l’épopée aryenne qui faisaient l’objet au même moment de l’album
L’Inde
fabuleuse) et son racisme. Mais les hommes singes sont aussi présents
dans «
Le Rayon U » de Edgar P. Jacobs qui paraissait en Belgique dans
Bravo
en 1943, et dans «
Guerre à la Terre » de Marijac, dessiné par le même Liquois
pour
Coq Hardi en 1945 – en compagnie de perfides japonais alliés aux martiens
envahisseurs
. Dans
Le Téméraire, les créatures à la peau jaune ont de plus des ailes de
chauves-souris, travers supplémentaire et rédhibitoire qui les exclut
totalement de l’humanité. Faut-il rappeler cependant que le racisme, à l’égard
des japonais en particulier, et la représentation parfois grossièrement
caricaturale des noirs, est un invariant des littératures populaires de ces
années-là, 1930-1950, ciblant particulièrement la jeunesse à travers les
illustrés ? Héritant des quatre dernières planches sans parvenir à terminer
l’histoire, Poïvet imprégnera de son trait personnel un dessin annonçant
déjà «
Les Pionniers de l’espérance » qu’il animera dans
Vaillant quelques
mois après, et, manifestant sans doute par là sa désinvolture par rapport
à son sujet, introduira dans cette histoire située sur une planète lointaine
des décors empruntés à l’Egypte ancienne – clin d’œil à la première version
de la BD publiée par Liquois et Ferraz dans
Pierrot en 1938, qui se déroulait
dans une cité souterraine où le règne des pharaons perdurait.
Bande éponyme due à Josse, «
Marc le Téméraire » occupa le haut de la page 5,
en couleurs, tout au long de l’aventure du périodique. Trente-huit planches,
quatre épisodes, dont le deuxième et le troisième forment un tout, mêlant SF
(hommes invisibles), espionnage et histoires de gangsters, les méchants étant
russes au début, puis anglais par la suite. Côté idéologie, les choses sont
claires, l’ennemi est à l’est, et le héros, assisté par l’armée allemande,
pilote dans un épisode un stuka flanqué du svastika. Le dessin, réaliste,
est soigné, avec des cadrages audacieux, plongées, contre-plongées, et
quelques plans obliques empruntant à la technique cinématographique naissante
de la caméra subjective. Marc est un policier dont le patronyme est
vraiment « le Téméraire », et il préfigure ces personnages éponymes qui
fleuriront plus tard dans la presse à destination de la jeunesse,
Guy
l’Intrépide dans
L’intrépide
,
Yann le Vaillant dans
Cœurs Vaillants, etc. Mais il n’a rien d’un boy scout,
n’est pas entouré de jeunes garçons, et se montre impitoyable pour ses ennemis
qui meurent sans oraison funèbre.
Peu de choses à dire sur «
Hidalgo » : cette classique histoire de flibuste,
sans doute d’origine espagnole (le dessinateur, « D.A. » n’a jamais été
clairement identifié), met en scène un jeune page et la fille du gouverneur
du Mexique, tombés aux mains de pirates… anglais ! Pour en terminer avec les
histoires réalistes, signalons «
L’aventure de François de la Verendrye »,
deux planches en couleurs d’Eu. Gire, contant l’histoire de ce canadien
français qui découvrit les Rocheuses en 1743, parues dans le n° spécial
du 5/12/1943 consacré aux colonies, une histoire où les indiens se montrent
souvent cruels ce qui n’empêche pas le héros de vivre une idylle avec
une jeune squaw.
Sous une couverture dédiée «
Au pays d’Antinéa » en référence au roman de
Pierre Benoît
L’Atlantide (1919) et à sa mythique reine, ce supplément contient
un autre RC, une histoire comique d’Erik, «
Monsieur Fémur explorateur »
étonnante au moins à un titre : si les noirs y sont représentés de la manière
caricaturale et conventionnelle qui sied alors, c’est le blanc qui s’y trouve
ridiculisé à la fin, qualifié d’homme primitif et enfermé dans un zoo humain
par de doctes africains vêtus en queue de pie. Erik sera pourtant mis en
cause à la Libération pour sa complaisance avec le racisme alors en vigueur.
La part du comique est très importante dans
Le Téméraire, avec trois bandes
principales, dues à Erik, Vica et Eu. Gire, quelques récits complets et les
deux bandes verticales de Liquois et Jean Ache. Eu. Gire, déjà cité, réalisa
du n° 27 au n° 38, sur une demi-page, une bande en noir et blanc (et parfois
en couleurs), contant les aventures farfelues de trois jeunes garçons
catapultés en pleine mythologie grecque avant de revenir sur Terre et de
combattre de bien maladroits « terroristes » (les terroristes, dans le
vocabulaire codé de l’époque désignant bien évidemment les résistants). Eu.
Gire n’en sera pas inquiété pour autant. Les productions d’Erik et de Vica,
au contraire, seront particulièrement dans le collimateur des comités
d’épuration. «
Le Docteur Fulminate et le Professeur Vorax » d’Erik, qui
parut au long des trente huit numéros, et fait partie, avec les bandes de
Liquois, Josse et Vica, des quatre piliers du journal, est une classique
histoire de savant fou sur fond de SF fantaisiste, qui reprend la trame
d’une histoire parue précédemment dans
Gavroche
, «
Professeur Globule contre docteur Virus », et qu’Erik déclinera en version
résistante peu après dans
Coq Hardi sous le titre «
Professeur Tribacil contre
Herr Doktor Klorat ». On retrouve dans cette bande les stéréotypes antisémites
classiques au niveau du visage (nez et lèvres rouges et protubérants). Mais,
selon Jean-Claude Faur
, « la dernière planche […] prévue pour le n° 39 et qui
ne parut jamais, montrait le professeur Vorax, qui avait jusqu’alors une tête
de juif, enlevant un masque de caoutchouc et laissant voir, ô surprise ! son
véritable visage : une tête carrée de Nazi ! » La tête carrée du Doktor Klorat
dans
Coq Hardi, en somme. Peut-être Erik avait-il cela dans ses cartons dans
ces dernières semaines de l’occupation à Paris où l’on sentait que le vent
allait tourner très vite ? Ne dit-on pas également que le rédacteur en chef,
celui qui donnait le ton idéologique des rédactionnels, Jacques Bousquet
combattit sur les barricades de Paris en août 1944 en qualité
d’officier F.F.I. ?
***
Il y eut paraît-il un procès, dont on a peu de traces, et qui se solda par
un non lieu. Neuf sur dix
des dessinateurs importants et clairement identifiés du
Téméraire allaient
se retrouver, dans les semaines ou les mois à venir, dans les pages de
Coq
Hardi et/ou de
Vaillant, hebdomadaires adoubés par la Résistance, et pour
le second, en plus par le Parti communiste français. Le pillage des locaux
à la libération de Paris, leur occupation par un groupe armé affilié au PCF,
et la disparition ou la destruction probable des archives – et donc de
documents compromettants – facilitèrent sans doute ces surprenantes
exfiltrations. Seul, Vica resta à l’écart, et fut condamné à un an de prison,
1000 F. d’amende et à l’indignité nationale. Cet émigré d’origine russe
dont la famille avait été massacrée par les bolcheviks, et qui combattit
lui-même dans l’armée de Wrangel, aux côtés des blancs, publia tout au long
de 37 numéros sur 38
, sur une demi-page en couleurs, les aventures de son homonyme caricaturé en
marin bedonnant, au gros nez rouge désignant par là son penchant pour la
bouteille. La condamnation de Vica touchait moins ses dessins parus dans
Le Téméraire que trois albums mettant en scène le même personnage, et
violemment hostiles aux alliés, parus pendant la guerre. On peut penser aussi
qu’il n’était pas « récupérable », à l’encontre de tous ses autres collègues
qui allaient intégrer à la Libération sans difficultés réelles les organes
de presse de la résistance. Viscéralement anticommuniste, Vica était peut-être
le seul « politique » du
Téméraire. Les autres, dessinateurs avant tout, et
souvent plus jeunes, mal informés (comment circulait l’information dans la
France occupée ?) et l’esprit et le pinceau formatés par le racisme ambiant
et l’antisémitisme ordinaire de ces années-là, s’étaient rencontrés, avaient
tissé des liens, formant progressivement une équipe qui allait naturellement
se retrouver quelques mois plus tard dans les rédactions de
Coq Hardi et
de
Vaillant. Le passage par
Le Téméraire joua probablement pour ces jeunes
gens le rôle de l’Atelier 63
ouvert quelques années après la guerre par Poïvet, et où de nombreux et
futurs grands noms de la BD française firent leurs premières armes, Druillet,
Goscinny, Lecureux, Ribera ou Uderzo par exemple.
Apparemment, tout opposait
Vaillant et
Le Téméraire. À y regarder de plus près
pourtant, la maquette, la composition du journal, l’équipe des dessinateurs
elle-même, s’apparentaient étrangement. Au point qu’un rapport de police
notait en 1945 « L’hebdomadaire
Vaillant qui paraît actuellement au 53 rue
Hoche n’est qu’une copie du
Téméraire : seul le titre a été changé ».
Ce mimétisme culmina avec le n° 53 de
Vaillant du 4 avril 1946 dont la
couverture évoquait « La mystérieuse île de Pâques », troublant écho au n° 17
du
Téméraire du 15 septembre 1943 consacré à « L’étrange île de Pâques » !
Sans transition, Jean Ache poursuivit «
Biceps, le costaud sentimental »,
commencé dans
Le Téméraire dans les pages de
Vaillant. Et Liquois et Poïvet
inaugurèrent l’après-guerre avec deux grandes séries de SF divergentes certes
mais gardant en commun les mêmes stéréotypes. Ce qui amène Pascal Ory dans
son livre sur le journal à écrire : « Avec sa vision manichéenne et
relativement pessimiste de notre destin galactique, la facilité avec laquelle
elle se prête à la transposition des relations internationales contemporaines,
la science-fiction confirme son rôle de source privilégié de l’histoire des
représentations collectives »
. Aujourd’hui il semble de moins en moins qu’il y ait eu solution de continuité
entre
Le Téméraire et
Vaillant – d’autant que ce dernier, comme
Coq Hardi,
témoins d’une époque révolue, a disparu depuis belle lurette
. Le journaliste André Ramon, qui fit partie du comité de rédaction, explique
qu’il avait conçu la formule du journal en s’inspirant de
Robinson,
qu’il admirait
.
Robinson publiait beaucoup de bandes d’aventures, souvent d’origine
américaine, avec, dans la période qui précédait immédiatement la guerre,
un rédactionnel important mais totalement non-confessionnel, sans esprit
boyscout, axé sur tout ce qui pouvait intéresser les jeunes garçons de
l’époque, l’aviation au premier chef, mais aussi l’aventure sous ses
différentes formes, l’exploration, la science-fiction, etc. C’est un peu aussi
ce que l’on retrouvait dans
Le Téméraire, mais cet esprit aventureux y
était « gauchi » (« droitisé » devrait-on dire) par une idéologie guerrière
implicite et bien souvent explicite. À l’insu des rédacteurs ou des
dessinateurs ? Qui fera la part de la naïveté, de l’aveuglement ou d’un
arrivisme se souciant peu des principes ?
Coq Hardi, qui tint moins longtemps
la route, su garder peu ou prou la ligne de ce que l’on appellerait dans la
France d’aujourd’hui une laïcité positive. Très marqué à gauche,
officiellement édité par l’Union de la jeunesse républicaine de France
(qui devient en 1956 le Mouvement des jeunes communistes),
Vaillant n’était
pas neutre, et sa laïcité constituait le paravent d’une idéologie dont nous
connaissons aujourd’hui les tenants et aboutissants. Paradoxe supplémentaire,
comme le note encore P. Ory, « Le Vaillant copieur de 1945 copie, en dernière
analyse, la presse américanisée de l’avant-guerre »
, et ce au moment où on
lutte justement contre ces stéréotypes au nom d’une certaine exception
française. Témoins d’une époque,
Le Téméraire,
Vaillant,
Coq Hardi, époque
de guerre et d’après-guerre, de bouleversements, de tragédies, de synthèses
impossibles aussi d’où sortira un jour une bande dessinée devenue 9e art et
objet de toutes les considérations, une BD adulte se penchant avec
circonspection parfois sur son passé, ses origines. Témoin, relais ou
jalon, « malgré nous »
ou « soldat perdu »
… Quatre-vingts ans
après,
Le Téméraire peut-il reprendre sa place dans l’histoire de la BD ?
A la mémoire de Louis Marticorena (1939-2024).
François Rahier
15 décembre 2014
(version revue le 22 septembre 2024)
Bibliographie:
- PASCAL (Pierre) et PIERRE (François), « Le Téméraire » in Le Chercheur de
publications d’autrefois, n° 13, septembre-octobre 1974, pp. 20-23
- GUILLOT (Claude), DENNI (Michel), « Le Téméraire » in Le Collectionneur
de Bandes Dessinées, n° 14, novembre 1978, pp. 6-10
- BERA (Michel), DENNI (Michel), MELLOT (Philippe), Trésors de la bande
dessinée. Paris, Éditions de l’Amateur, 1979.
- ORY (Pascal), Le petit nazi illustré – Le Téméraire (1943-1944),
Éditions Albatros, 1979 ; réédition : Locus Solus, octobre 2024
- FAUR (Jean-Claude), Le Téméraire, un grand illustré pour la jeunesse
sous l’Occupation, Marseille, Centre d'étude et de documentation sur
l'image de la Bibliothèque municipale (diffusion "Bédésup") 1981. 31 pages
- LIQUOIS (A.), Vers les mondes inconnus. Apex/bédéphilia 27, s.l.n.d.
[Éditions Antarès, ca 1980] 40 p.
- PASCAL (Pierre), « Anthologie de la B.D. : Vers les mondes inconnus
par Liquois (dans « Le Téméraire ») » in Sud Ouest Dimanche, Bordeaux,
24 avril 1983.
- RAGACHE (Gilles), « Un illustré français sous l’occupation :
Le Téméraire ». Revue d'histoire moderne et contemporaine, Belin, 2000/4 -
no 47-4, pages 747 à 767.
- MEDIONI (Richard) et BOSQUET (Françoise), « Comment Liquois a-t-il pu
atterrir à Vaillant ? » in Période rouge, n° 17, septembre 2009.
- RAHIER (François), « La mémoire de Le Téméraire » en ligne sur
www.bdoubliees.com (15 juin 2012)
Les revues de cet article décrites sur BDoubliees.com