Chapitre 5 : L'avis sexuel des Belges
Toutefois, si nous n’avons pas eu de “Grand roman noir dessiné”,
c’est en Belgique que
paraît un illustré HEROÏC ALBUMS, (1945-1956 et paru en France
sous le titre Croquis
Magazine), édité par Fernand Cheneval, lui même auteur de bandes
dessinées, qui, reprenant
les anciens collaborateurs de BIMBO (Moniquet, Funcken,
Weinberg, Hubinon, Dineur,
Tillieux) et découvrant quelques jeunes (Jidéhem, Tibet, Greg),
publie un magazine qui ne
s’adresse pas seulement aux jeunes, mais à des lecteurs plus matures,
voire même adultes. Si
beaucoup d’histoires en BD sont destinées au grand public tout
âge confondu, nombre de
récits, surtout policiers, s’inspirant autant des romans et
films noirs de l’époque, jouent
nettement la carte des adultes, par le ton, par le sujet et par
le développement des histoires ;
nous songeons plus particulièrement aux histoires du
Chat (Michel Denys alias Greg),
Ginger (Jidéhem) le commissaire Marouf (P. Leika), Félix (Tillieux),
voire Attila
(Cheneval); c’est dans les Héroïc Albums que le Chat,
ce justicier masqué, épouse sa
secrétaire. Chose peu courante dans la BD à cette époque !
Dans le genre plus traditionnel des hebdomadaires familiaux on notera LECTURES D’AUJOURD’HUI (65 rue de Hennin, Bruxelles), qui sévit dans les années cinquante (1952 - ??) et publie trois BD à suivre, encastrées dans des romans d’amour. Les BD sont surtout d’origine italienne mais aussi française avec p.e. L’amour est au bout du voyage, d’après René Jeanne et dessiné par Christian. Qui est Christian ? Est-ce Christian Mathelot ? Le style est très proche certes… mais…
Lectures d’Aujourd’hui est assez intéressant, mais n’apporte
rien de neuf, qui végète dans le genre sentimental.
Plus conséquent dans sa démarche, FEMMES D’AUJOURD’HUI, gros succès de vente en Belgique et en France, aborde la bande dessinée sous un autre angle. L’éditeur avait racheté l’illustré Bravo, qui périclitait malgré l’apport de Tenas et Rali, Duchâteau, Marleb (Jacques Martin et Leblicq) et même de Alain Saint-Ogan. Hélas le changement d’optique, avec un rédactionnel outrancier et un apport mineur de dessinateurs français, hâta la fin de cet illustré illustre (héhé), qui dans ses meilleurs jours, vit les débuts de Jacobs, Laudy, Vandersteen et quelques autres…
En 1952, débarrassé de ce boulet, Femmes d’Aujourd’hui consacra dorénavent quelques pages aux tres jeunes lecteurs et tapa dans le mille avec Moustache et Trottinette, de l’immense Calvo (1892-1958), série qui parut jusqu’à la mort de l’auteur, mais encore avec Cric et Crac et Le chevalier Printemps de J. Trubert (1909-1983), suivi ensuite par des bandes dessinées d’Attanasio et Henri Vernes. Ce duo livra d’abord deux séries “documentaires”, “A l’assaut de l’Everest” (1954-55), suivi de “Fawcett, le naufragé de la forêt vierge” (1956-57) et dont on retrouve les retombées dans les récits ou romans de Vernes parus dans les Marabout-Junior.
Justement dans ces petits volumes édités par Gérard à Verviers, Dino Attanasio avait été un des premiers illustrateurs des Bob Morane du même Henri Vernes (Pierre Joubert dessinant les couvertures, Attanasio fournissant les illustrations intérieures). Normal donc qu’Attanasio devint le premier dessinateur des aventures du fringant Commandant Morane, ancien as de la RAF aux 53 victoires (à noter que le grand as Pierre Clostermann n’en comptait que 33 !). Bob Morane paraîtra dans Femmes d’Aujourd’hui de 1959 à 1975, bon pour 26 histoires dessinées par Attanasio, respectivement Gérald Forton et William Vance, avant que celui-ci ne passe à Pilote, puis dans Tintin, dessiné par le très conventionnel Coria.
Entretemps Vance avait pris la relève dans Femmes d’Aujourd’hui avec diverses BD (Rodric, Ramiro, etc).
En 1964 Attanasio et Vance collaboreront à un scénario d’André Walk, alias André Fernez, ancien rédacteur en chef de Tintin et auteur de la série Nick Jordan pour les Marabout Junior. Cette histoire, Huit chevaux en ballade, ne compte pas moins de 60 planches.
Tout cela évidemment nous éloigne quelque peu de la BD adulte ou plutôt pour adultes.
Dans ce genre n’oublions pas de mentionner l’hebdomadaire
WEEK END (Anvers) qui
publia e.a. illustrations et petites BD d’Edgar Ley et P. De Greef,
ainsi que la sémillante
JANE, série anglaise de Norman Pett, bien connue des amateurs,
mais passons à quelques
publications plus intéressantes que nous devons aux éditions
J. Dupuis (Marcinelle)
Il y eut tout d’abord LE MOUSTIQUE qui existe encore (Télé-Moustique !) et fut au départ un hebdomadaire illustré, reprenant les programmes radio. Dans les années de l’après-guerre on y retrouvera Tarzan de Hogarth, du Jacovitti, voire même un Lucky Luke de Morris mais aussi Célestin Virgule de Sirius, bande anarchisante (pour l’époque), joyeux pastiche et satire en même temps, mais encore et surtout l’impressionant Tarawa, atoll sanglant, par le trio Charlier-Hubinon-Weinberg, terrible épisode de la guerre du Pacifique basé sur le livre témoignage de R. Sherrod (non mentionné d’ailleurs) et dont le ton et le contenu n’auraient pu à l’époque convenir à Spirou .
Tout aussi révélateur mais plus classique dans son approche
de la BD fut l’hebdomadaire
(LES) BONNES SOIREES, né tout comme Le Moustique avant guerre, mais accaparé
après la guerre par Georges Troisfontaines et la World’s
.
Le ton sera toutefois lancé par Jijé qui, revenu des Etats-Unis, reprendra une à une ses séries (Jean Valhardi, Blondin et Cirage) et en créera d’autres (Jerry Spring) mais redémarre quasiment avec un grand roman d’amour El Senserenica en 1952 une belle histoire d’amour, utilisant la technique au lavis, chère à Nous Deux et aux dessinateurs italiens.
Cette BD fut éditée en album par Michel Deligne en 1982, preuve vivante et matérielle que ce genre de récits tient la route en réédition album, pourvu que celle-ci respecte la technique de l’auteur. A noter d’ailleurs que Jijé était aussi friand de ce genre de récit mi-aventure mi sentimental, vu qu’il récidiva avec l’adaptation de Blanc Casque dans Moustique en 1954, récit biographique qui par le ton et le développement se rapproche fort des BD sentimentales.
Entretemps Troisfontaines sautant sur le train en marche place ses pions dans Bonnes Soirées dès 1952. On y retrouve donc des illustrations d’Uderzo, Paape et Charlie Delhauteur, mais encore de Jijé, Will, Franquin et Morris.
A la suite de El Senserenica paraîtront d’autres récits d’amour dessinés. D’abord Ames sous la rafale (77 planches!) d’Hugues Ghiglia, de février 1952 à novembre 1953. Ghiglia, connu pour ses récits historiques en bandes verticales dans France Soir, mais aussi collaborateur de Jours de France, Intimité et Nous Deux. Cette BD sera suivie par Passion en plein ciel (46 planches en 1953-54), dessiné par Gerald Forton ; les scénarii de ces deux récits sont attribués à J.M. Charlier. C’est même plus que probable si l’on tient compte du fait que cet immense écrivain à plus d’une fois livré la preuve non seulement de son étonnant éclectisme mais encore de sa faculté d’adaptation pour tout genre de récit. Ainsi paraîtra dans l’hebdomadaire Paris-Flirt la BD Clairette, à la fois intrigue policière et histoire sentimentale, dessinée par Albert Uderzo (que je préfère comme beaucoup de ses admirateurs dans son style réaliste plutôt que dans les mièvreries répétitives du très surestimé Goscinny). Cette BD parue entre 1957 et 1958 sera enfin éditée en album par Regards en 1997 puis rééditée par Sangam en 2009 !
J’ouvre ici une parenthèse sur Jean-Michel Charlier (1924-1989) pour attirer l’attention sur un très curieux épisode de la série Buck Danny, dessinée par le non moins immense Victor Hubinon. Charlier avait déjà osé introduire quelques personnages féminins dans Buck Danny - souvenons nous de Susan Holmes dans le cycle des Tigres Volants, de Lady X, etc - et le génial scénariste ne se sentait jamais aussi bien que lorsqu’il pouvait étaler ses récits sur plusieurs épisodes et autant d’albums, disons dans des cycles. Après l’excellent cycle en trois épisodes du retour des Tigres Volants (sur lequel il y aurait beaucoup à dire), Charlier connut un temps de flottement avec des récits beaucoup moins passionnants et beaucoup trop documentaires, sinon conventionnels, quant à l’USAAF. Toutefois un récit plus particulier, X-15 est surprenant à plus d’un titre, parce que davantage que Danny et ses deux acolytes, ce ne sont pas moins de quatres femmes qui en sont les héroïnes ! Il y a d’abord la doctoresse et lieutenant Webb à qui Sonny Tuckson fera vainement la cour : jusque là ça va, rien de spécial. Mais plus intéressant est le personnage de la jolie blonde, Pat Roy, ancienne recordwoman de vitesse au monde sur jet, reconvertie en journaliste et espionne bien malgré elle (une Lady X avec scrupules, quoi !). Ensuite il y a la binoclarde attachée de presse à la base aérienne, la femme-major Dudley et enfin l’épouse du pilote d’essai, Sheila Light, mère de deux mouflards, qui représente la femme-type, la femme au foyer, qui souffre en silence en songeant au danger que court son volontaire d’époux. Ni Webb ni Light (à la coiffure fort traditionnelle) ne sont particulièrement belles ni sexy (loin de là), mais elles représentent assez fidèlement l’épouse américaine moyenne ; souvenez vous des épouses des astronautes américains pas particulièrement attrayantes, on est loin de l’image hollywoodienne !
Par opposition Pat Roy est nettement plus jolie (coiffure plus moderne et aguichante) et surclasse les autres dames de ce récit. Bien sur, c’est elle la “méchante”, la “mauvaise” du récit (avec quelques autres du type masculins ceux-là) mais elle rachète sa faute par ses aveux et sa mort. Sacré Charlier ! Jamais aucun autre récit dans Spirou (malgré quelques présences féminines chez Jijé - dans Valhardi - et chez Sirius - dans l’Epervier Bleu) n’avait autant joué sur la présence feminine qui forme – toutes ces nanas ensembles - la trame et l’action du scénario. En vérité X-15 est bien un récit d’un sentimentalisme quasi outrancier, où cette fois le fringant Danny et ses acolytes ne sont que les comparses de ces damnées femelles, qui gèrent le récit dont elles sont échines et détonateur ! Allez tous relire cet album d’une rare audace pour l’époque !
Dans Bonnes Soirées Troisfontaines opta ensuite pour la formule du récit complet en 4 planches, à l’instar des histoires de l’Oncle Paul dans Spirou. Ainsi paraîtra la série “L’histoire vivante “, à partir de 1952 et jusqu’en 1959, lorsque les BD furent remplacées par... vous l’avez deviné, des romans-photos. Dans ces courts récits dessinés à tendance didactique, on retrouve les signatures d’Uderzo, Hubinon, Les Funcken, Gal (Georges Langlais), Marculeta, Paape, Mixi-Bérel (qui dessinait de si jolies couvertures pour Galaxie, première formule), et quelques autres…
Et tout cela sonna le glas de la BD “adulte” en Belgique, BD adulte qui se termine par une BD de Jean Graton, qui met le point final à ce genre, en créant Les Labourdet, laborieuse série familiale, parue dès 1966 dans CHEZ NOUS, l’hebdomadaire de la famille, publication conjointe éditée par Le Lombard et Periodica sous le nom d’éditeur Mirax.
On aurait aimé une BD un peu plus sexy pour terminer….
Prochain chapitre : conclusion
Première publication de ce texte : "Detective Story - Cahier BD III", éditions Kosmopolis/VPOB, 2013.