RAHAN, PIONNIER D’UNE ESPÉRANCE
Petite philosophie de la préhistoire
Le cycle préhistorique de « Rahan » a commencé en mars 1969 dans le No 1 de PIF GADGET (nouveau mensuel de petit format qui faisait suite à VAILLANT, un périodique français pour la jeunesse né dans l’immédiat après-guerre et d’inspiration communiste), sur un scénario de Roger Lécureux et des dessins d’André Chéret. Devant le succès de la série et l’ampleur de la tache, l’éditeur confia un temps quelques épisodes au trait de Guido Zamperoni (qui signait Guy Zam) puis d’Enrique Romero (et une fois de Huescar) ; mais Chéret reste le principal animateur de « Rahan » dont les textes, après le décès de R. Lécureux en 1999, seront repris par son fils Jean-François. Longtemps publiées par les éditions Vaillant, et objets de multiples reprises en album chez divers éditeurs puis d’une monumentale intégrale des 168 épisodes en 22 volumes aux Éditions Soleil (« Tout Rahan »), les aventures du « fils des âges farouches » sont maintenant éditées chez Lécureux Productions dans une nouvelle collection qui en est à son 8ème volume. Avec près de 3500 planches publiées en moins de 40 ans, « Rahan » détient un record dans la BD d’expression française, si on le compare à des classiques comme « Tintin », « Spirou » ou même « Astérix ». S’affranchissant du carcan de l’album pré publié en hebdo et optant délibérément pour l’esthétique du récit complet de petit format faisant 20 planches maximum les deux auteurs se sont inventé une voie propre pour sortir de la crise de la BD de ces années-là qui se cherchait davantage du côté des publications adultes ou du roman graphique que des fascicules bon marché publiés par Aventures & Voyages ou les Éditions Mondiales.
Un demi-siècle à peine après l’invention du concept de préhistoire par le savant français Jacques Boucher de Perthes, deux écrivains revendiquant une approche scientifique et évolutionniste de l’humanité et qui sont par ailleurs des auteurs de récits d’anticipation, la mettent en scène dans des œuvres qui feront date, l’américain Jack London (Avant Adam, 1907) et le français Rosny Aîné (La Guerre du feu, 1911). De son côté, le préhistorien français François Bordes, qui écrivit aussi des romans de SF sous le pseudonyme de Francis Carsac, a consacré un essai aux rapports entre la SF et la préhistoire. Et, plus récemment, le paléontologue Yves Coppens, découvreur de l’australopithèque Lucy, a collaboré avec Pierre Pelot, auteur de nombreux ouvrages de science-fiction, pour les 5 volumes de la fresque préhistorique Sous le vent du monde, et on retrouve leur nom au générique du téléfilm documentaire français Homo sapiens.
Peu d’auteurs de BD en revanche ont été attirés par le thème de la préhistoire. Le trait, et les couleurs, de Pellos (La Guerre du feu, 1951), ont magnifié pour des générations l’histoire racontée par Rosny Aîné (avant le film de Jean-Jacques Annaud), dans un album toujours réédité. Le premier, et un des derniers épisodes du « Timour » de Sirius, fleurons du journal Spirou, encadrent un cycle d’« Images de l’histoire du monde » à la philosophie pessimiste plus inspirée de Toynbee que de Marx (La tribu de l’homme rouge, 1954 ; Au fil du temps, 1989). On peut citer aussi une autre BD belge, parue dans Tintin cette fois, « Tounga » d’Édouard Aïdans, qui flirta une fois au moins avec la SF. Et du côté américain on se souvient des comic books loufoques, « B.C. » de Johnny Hart, et « Alley Oop » de Vincent T. Hamlin. Par son souffle, et ses dimensions, l’œuvre de Lécureux et Chéret est donc la plus représentative du genre et présente un intérêt majeur dans l’histoire du 9ème art.
Comme l’écrit Giovanni Lucera « la science-fiction n’est pas seulement la vision de l’avenir, probable ou non, elle est aussi vision d’un passé inconnu, de mondes parallèles, de ce que recouvre le mot fantastique ». Se projeter dans le lointain futur, ou imaginer un passé reculé, participe d’une même attitude intellectuelle : la fiction devient conjecturelle, et n’est jamais gratuite. Ce qui explique la sévérité, parfois, du scientifique vis-à-vis de l’approximation – ou de ce qu’il prend pour tel – de l’écrivain, l’anachronisme de l’arc au paléolithique inférieur, épinglé par F. Bordes chez Jack London par exemple, ou le ptérodactyle que combat Rahan ; l’animal, rappelons-le, vivait au Jurassique, 150 millions d’années avant l’apparition d’homo sapiens, et faisait… 30 cm d’envergure. Mais c’est vrai qu’il y a de la fiction, mais aussi de la science, dans les aventures que nous racontent Lécureux et Chéret.
À déconstruire des préjugés, allons jusqu’au bout. Les historiens savent aujourd’hui que les gaulois se teignaient en blond, donc ils ne l’étaient pas. Le blond, l’or, est une couleur mythique, ne représente-t-on pas Alexandre le Grand avec des cheveux dorés ? Et Rahan est en passe de devenir un mythe. Dont acte. Au fil des épisodes, Rahan rencontre d’ailleurs aussi des hommes bleus, et parmi les « sauvages » qu’il affronte, certains parfois sont roux, ou même blonds eux aussi.
Difficile aussi de rentrer dans le cycle fini des générations pour celui qui, fasciné par l’immensité des questions que le monde pose à l’homme, s’est engagé dans une quête infinie : « Mets ton courage et ta ruse au service des hommes ! Lutte contre les mystères pour éveiller les esprits des hommes ! Arrache à la nature ses secrets pour les livrer aux hommes ! » (« Le secret de l’enfance de Rahan », pl. 20). Rahan tient aussi de Prométhée comme l’indique le surnom qu’on lui donne au tout début de « L’enfance de Rahan » (p. 7) : il est celui qui « pensait-avant-les-autres », comme Prométhée pensait avant d’agir à l’encontre de son frère Épiméthée qui agissait avant de penser, comme l’explique Platon dans le Protagoras. Prométhée, que Marx proposait de placer au premier rang de son panthéon socialiste, voilà qui inscrit bien notre fils des âges farouches dans une perspective moins suspecte sur le plan de l’idéologie politique ! Professant à l’égard des dieux ou de l’au-delà une circonspection proche de celle des philosophes des Lumières, Rahan va de découvertes en découvertes, et ses nombreuses aventures sont une véritable encyclopédie des savoirs naissants ; si le feu et le polissage de l’ivoire avaient été découverts avant lui, et aussi le boomerang, il apprend très vite de lui-même à lancer le couteau et à manier l’arc et la flèche, s’initie à la nage et invente la navigation, expérimentant même une sorte de parapente (ou de parachute ascensionnel) avec le cuir d’un wampa ; le mouvement du soleil dans le ciel lui devient assez vite familier, et un jour, avec un roseau et un cristal de roche, n’invente-t-il pas la longue-vue ? Éprouvant une méfiance instinctive à l’égard du vin qui rend l’homme mauvais, imaginant une balance de justice pour faire comprendre à « ceux qui marchent debout » que tous les hommes sont frères, c’est sans doute à lui aussi qu’il faudrait faire remonter cette belle invention des hommes, la découverte de leur dignité dans le droit humain. Selon les anthropologues, l’homme est né à Lascaux, dans ce face à face initial de sa conscience balbutiante et de ses premières images. C’est un peu à la naissance de l’homme que nous font assister Lécureux et Chéret dans leurs histoires, un homme qui, n’en doutons pas, d’aventures en aventures, « continuera à prêcher la justice et la générosité, à magnifier l’intelligence de l’homme et à dénoncer l’obscurantisme ».
François Rahier
18 septembre 2007
(version revue le 24 avril 2023)
Pendant ce temps paraissaient diverses reprises en revue contenant souvent des planches de liaison inédites ; on les trouve dans : RAHAN, trimestriel, du No 1, janvier 1972 (puis bimestriel à partir du No 20) au No 63, janvier 1984 ; et ensuite dans L’INTÉGRALE DE RAHAN, No 1, mars 1984 à No 42, juillet 1987
Enfin TOUT RAHAN, aux Éditions Soleil, réunit l’intégrale de la série en 25 volumes parus d’avril 1992 à août 1997, réédités ensuite en 22 volumes.
Depuis 1999 8 albums inédits ont été publiés chez Lécureux productions.
André CHÉRET (1937-2020) débuta dans la presse quotidienne puis se spécialisa dans la BD jeunesse en collaborant à la fois aux publications catholiques du groupe Fleurus (Cœurs Vaillants puis J2 jeunes) et des Éditions Vaillant proches du Parti communiste français. S’il travailla un temps aussi pour Del Duca (L’intrépide et Mireille) et l’éditeur belge Le Lombard (qui publia sa série « Domino » dans Tintin), c’est à Vaillant puis Pif qu’il fit l’essentiel de sa carrière, avec ses célèbres séries « Bob Mallard » (1962-1969) et surtout « Rahan » (depuis 1969). Un dossier complet sur Chéret, Lécureux et leur collaboration sur « Rahan » est paru dans Hop ! No 108 de décembre 2005.
ZAM (1912-2003) ; connu aussi sous le nom de Guido Zamperoni, ou Guy Zam, ce dessinateur italien débuta dans le Vittorioso avant guerre. Il travailla à L’Avventuroso et au Corriere di Piccoli et dessina une des premières versions de Zorro en BD. Ensuite on retrouve sa signature en Argentine, et surtout en France, aux éditions Lug, chez Aventures et Voyages et à la SAGE où il fournit de nombreux récits complets. On lui doit 4 épisodes de « Rahan » (1973-1974) commandés directement par la rédaction. Zam arrêta de travailler pour Pif quand il comprit qu’on le manipulait à l’insu de Chéret. Une notice en français sur Zam figure dans Hop ! # 98 de juin 2003.
Né à Barcelone en 1930, Enrique Badia ROMERO a fait la plus grande partie de sa carrière en dehors de son pays où il n’a été que très peu publié. Il est surtout célèbre pour sa reprise des strips de « Modesty Blaise » et sa série de fantasy « Axa ». On lui doit 28 épisodes de « Rahan », publiés entre 1976 et 1983. La collaboration des deux dessinateurs s’interrompit à l’occasion de dissensions grandissantes entre eux et avec la rédaction qui donnèrent lieu à plusieurs procès. Pendant la période où Romero travaillait sur « Rahan », un autre dessinateur espagnol, Huescar, intervint une fois sur la série.