Les chroniques de François Rahier
PEPPONE CHEZ DON CAMILLO
Les adaptations italiennes d’Antoine Graziani dans
Bayard
Entre 1954 et 1956, Antoine Graziani, sous le pseudonyme de Jean-Simon Rutalais,
enlumina les dernières années du très catholique
Bayard petit format d'après-guerre
destiné aux garçons de France, de planches aux couleurs vives dessinées avec art… et
adaptées du journal des jeunes communistes italiens,
Pioniere !
Quatre récits intelligents faisant appel aux canons de l'époque et du genre (histoires d'indiens,
de corsaires ou d'exploration, ou encore épopée méditerranéenne ayant pour cadre la haute
Antiquité) sans tomber dans le cliché : ce sont les blancs et non les indiens ou les noirs
qui paraissent souvent animés des plus mauvaises intentions, les cultures animistes ou
païennes qui sont le cadre des ces histoires ne sont pas présentées sous un jour défavorable,
enfin l'élément féminin y joue un rôle non négligeable conférant à l'ensemble parfois une légère
touche érotique. Autant de sujets d'étonnement dans une publication qui ne cache pas son
aspect confessionnel voire édifiant – surtout après la loi française du 21 juillet 1949
sur les publications destinées à la jeunesse, mais qui ne surprendra pas les connaisseurs
d'un journal dont le fleuron au même moment était le sulfureux "Thierry de Royaumont"
de Pierre Forget et Jean Quimper
, oeuvre ambiguë s'il en est. Les 4 récits proposés par
Rutalais sont autant de petits romans initiatiques, et non des séries construites autour
de héros stéréotypés appelés à connaître d'autres aventures.
«
La Clé d'Antar », la plus aboutie des quatre histoires
, raconte l'odyssée d'un jeune étrusque,
Larth, parcourant la Méditerranée de l'antiquité (nous sommes au Vllème siècle avant Jésus-Christ,
Rome n'est encore qu'une modeste bourgade) en quête d'un secret dont on devine qu'il intéresse de
près sa destinée. Cette intrigue classique de roman d'apprentissage est prétexte à un voyage
de découverte haut en couleurs qui mènera l'adolescent de Populonia à Memphis via l’île d'Elbe,
Carthage ou la Sicile, au prix de quelques entorses à la géographie historique : empires décadents,
civilisations marchandes, naissance de l'impérialisme grec (avec les premières cités corses),
soubresauts politiques (les cités-états de l'époque, plus ou moins fédérées, hésitant souvent
entre tyrannie et démocratie quelquefois aussi fragiles l'une que l'autre) et surtout insécurité
régnant sur une Méditerranée livrée à la piraterie généralisée. Larth, fils de roi élevé comme
un berger, libérera son peuple du joug des tyrans et épousera une jeune égyptienne, tandis que
sa soeur Thania deviendra la femme de Cimon, éphèbe grec de Mariana en Corse rencontré au
cours de son périple. – La double union qui termine l'histoire est inhabituelle dans la BD,
de même que le rôle des jeunes filles qui assistent le héros dans son aventure.
A une époque où on gommait les seins des filles dans les adaptations en fascicules des séries
venues d'outre-atlantique on peut s'interroger sur cette anomalie apparente. La présence de
Thania et de Nannô donne à « La Clé d'Antar » un ton particulier dans une BD insistant par
ailleurs sur des anatomies masculines complaisamment dénudées (comme il est d'usage dans le
genre antique) ; Larth et Cimon ne s'égarent pas dans leurs effusions réciproques, ils pensent
aux filles déjà, et la presse catholique qui fut critique à l'égard d'Hergé incapable de fournir
des héros vraiment établis sur le plan familial dut trouver là son bonheur, et Graziani
le sien également.
Exploration sous-marine, mondes perdus et grand banditisme sont au rendez-vous du
«
Trésor de Kon-Tiki »
, inspiré du périple du norvégien Thor Heyerdhal qui, parti de Callao sur un
radeau de balsan, rallia les Touamotou en 93 jours, voulant prouver ainsi l'origine ethnique
commune des incas et des polynésiens, qui seraient venus d'Amérique du sud, il y a longtemps.
Dans la BD, un archéologue français, le professeur Bardin, monte une expédition pour rechercher
le fabuleux trésor englouti avec le plus grand des radeaux de Kon Tiki qui ne devait jamais
arriver à bon port. L’histoire, nouant habilement les fils d’une intrigue policière avec
l’évocation progressive de l’épopée des anciens incas, laisse aussi une place non négligeable
à l’élément féminin. Élément tout aussi présent dans «
Hiawatha »
, une histoire d’indiens,
de trappeurs et de trafiquants d’armes et d’alcool, western sans cow-boys où les « peaux-rouges »
jouent le rôle principal et font figure, beaucoup plus que les blancs, de « héros positifs ».
L’intrigue, classique au demeurant, se termine comme dans « La Clé d’Antar » par la double
union probable des deux protagonistes masculins qui appartiennent à deux tribus jadis ennemies
avec la sœur de chacun d’eux : belle leçon d’exogamie ! «
Goéland rouge »
raconte quant à lui
l’aventure d’un corsaire malouin à l’époque des guerres de course, guettant à l’embouchure du
Niger les navires anglais, et, plus particulièrement les négriers contre lesquels il mène une
lutte sans merci : bons sentiments et manichéisme, certes, mais un parti pris antiraciste qui
est à souligner, l’histoire mettant en scène des noirs non soumis et prenant en main leur destin.
Ces quatre histoires, on le sait maintenant, étaient dues au talent conjugué de Clario Onesti,
pour le dessin, et de Paolo Bragaglia, qui signait Isan, pour le texte italien. Elles sont parues
dans le Pioniere au début des années ’50 sous les titres respectifs de « Il Segreto di Ramfis »
,
« Negli Abissi del Pacifico »
, « Aquila bianca »
et « La Città sepolta »
. L’ensemble avait
été proposé par les deux auteurs italiens à la rédaction du journal français, et Antoine Graziani
fut chargé de les adapter. C’est à cette occasion qu’il commença à utiliser systématiquement
le pseudonyme de Jean-Simon Rutalais
. Graziani et le rédacteur en chef de l’époque, un religieux
assomptionniste, le père Marie-Paul Sève, connaissaient l’origine des quatre histoires, et avaient
décidé de les publier sans état d’âme. Le talent ne se partage pas. La BD, à l’époque, pouvait
difficilement éviter le clivage qui pour longtemps encore devait couper la France, et d’autres
pays européens, en deux. Un même souci, sincère, d’éducation, hérité de la Résistance, animait
les artistes des deux bords, « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas »
,
au détriment parfois de leur liberté de création. Ainsi, secrètement, Peppone et Don Camillo
cohabitèrent-ils dans cet illustré proche des mouvements scouts et vendu principalement dans
les églises, un illustré dans lequel, au même moment, Graziani, sous le pseudonyme de Saint-Alban,
initiait ses jeunes lecteurs aux beautés des cinémas italien, mais aussi soviétique
.
Dans les 2ème et 3ème séries de
Bayard, A. Graziani continuera à utiliser le pseudonyme
de Jean-Simon Rutalais pour d’autres adaptations italiennes : deux westerns «
Tecumseh » (de
Bragaglia et Claudio Onesti)
, et «
Les Flèches rouges » (aux auteurs non encore identifiés)
,
toujours tirées du
Pioniere, et le peplum «
Ben-Hur » traduit de l’œuvre de Renata De Barba et
d’Antonio Sciotti parue dans
Il Giornalino
. Mais il emprunta aussi, dans cette période,
un certain nombre d’histoires au
Vittorioso, l’autre grand périodique italien pour la jeunesse,
catholique celui-ci. Il y eut encore un peplum, «
Spartacus » (de Anna Papini et Alberto Tosi)
,
des récits historiques, «
Pour Notre-Dame » d’Atamante et Ferrari
, qui conte l’épopée des
catholiques irlandais en butte à l’oppression anglaise, «
Le grand voyage du Prince Offa »
de Fava et Boscarato
ou «
Le dernier des Penmarch » (de Battaglia sur un scénario de Belloni)
,
et une bande d’aviation de Kurt Caesar, «
Aux portes de l’espace »
.
Sous un autre pseudonyme, celui de Pierre Mérou, il avait popularisé en France la figure
du « Procopio » de Landolfi, que nous avons déjà évoqué dans ces colonnes
. Et c’est sous ce
nom qu’il s’attacha également à faire connaître plusieurs œuvres du grand dessinateur que fut
Gianni De Luca, parues dans
Il Vittorioso ou
Il Giornalino. Ce furent d’abord deux histoires
de montagne publiées par
Il Giornalino qui formaient comme un dyptique, «
À l’assaut du K.2 »,
et «
Tenzing, le roi des ‘Tigres’ ». L’original italien était scénarisé par Roudolph (Raoul
Traverso)
; pour l’édition française, Graziani fit appel à son collaborateur Loÿs Pétillot
qui réalisa quelques vignettes additionnelles. C’est Pétillot qui l’assista également dans
la transposition de la belle histoire de «
Velthur le pacifique » publiée tout au long de 34
splendides planches en couleurs dans
Bayard en 1959 ; l’original italien était paru sous le
titre de « Rasena » dans
Il Vittorioso
. Comme «
La Clé d’Antar », cette histoire se déroule
en Étrurie ; la civilisation étrusque passionnait Antoine Graziani qui publiera ensuite
avec son ami le journaliste Pierre Sabbagh, en 1965, un roman historique en deux volumes,
l’histoire d’une vestale d’origine étrusque,
Fanina
. L’ouvrage fit l’objet de 25 traductions
en langues étrangères, et parut en feuilleton dans la presse grecque et italienne. Le latiniste
Pierre Grimal le conseillait à ses étudiants dans les années ’60 pour l’étude de la vie
quotidienne à Rome
.
On sait aujourd’hui la part importante qu’Antoine Graziani prit, dans les choix éditoriaux,
et la réalisation au jour le jour du
Bayard d’après-guerre. Le nombre important de bandes
dessinées qu’il a adaptées de l’italien, sous les pseudonymes de Jean-Simon Rutalais ou bien
de Pierre Mérou, a fait de cet hebdomadaire une authentique passerelle
entre les deux cultures
BD italienne et française et d’Antoine Graziani, passeur de textes et d’images, l’initiateur de
ce qu’on nommera peut-être un jour l’école latine de la BD…
François Rahier
20 janvier 2021
(revu le 19 février 2023)
Compléments bibliographiques :
- François Rahier, « Entretien avec Antoine Graziani (Jean Acquaviva) » in Hop ! n° 113,
mars 2007, pp. 6-11
- François Rahier, « Acquaviva : essai de bibliographie » (en collaboration avec L. Cance)
in Hop ! n° 113, mars 2007, pp. 12-18
- Jean Acquaviva (Antoine Graziani) et Loÿs Pétillot
, Pascal et Michèle Monfort.
Intégrale, 3 volumes. Préface de François Rahier. Tournefeuille : Le Coffre à BD, 2014.
- François Rahier, « Remember : Antoine Graziani (Jean Acquaviva) » in Hop ! N° 146,
Juin 2015, p. 47
ANTOINE GRAZIANI (JEAN ACQUAVIVA)
(1924-2015)
Antoine Graziani, né le 24 juin 1924 à La Londe-les-Maures, dans le Var, a passé son enfance
dans le sud-est de la France, avec de fréquents séjours en Corse d’où sa famille était originaire.
Peu studieux, mais gros lecteur, parlant couramment l’Italien et le corse, le jeune Graziani
se forgea rapidement une solide culture générale. Les années difficiles d’après-guerre
l’amenèrent, de petits boulots en petits boulots, à la Bonne Presse.
Après quelques travaux alimentaires pour L’Almanach du Pèlerin, il publie directement en
volume en 1950 un petit polar, Ce brave M. Panette, sous le pseudo de Jean Simon.
Ensuite débute sa collaboration à Bayard, l’hebdomadaire catholique dont il devint
rapidement une sorte de rédacteur en chef adjoint aux côtés du Père Sève, alternant contes
et nouvelles, dossiers documentaires (en particulier sur l’exploration sous-marine, les indiens
et l’histoire des PTT, qui devint La Grande aventure de la Poste publié en 1965 sous
son nom chez André Bonne), et surtout scénarios pour Alain d’Orange (Banda Tanga, Uranium,
Hiawatha II), Loÿs Pétillot (Yvan des Valdaï, Bill Jourdan),
Julio Ribera (Lolo et Mandoline, Tony Sextant) et Pierre Forget (Les 7 samouraï).
Il adapta aussi pour ses jeunes lecteurs beaucoup de bandes dessinées étrangères (surtout
italiennes). Il usait généralement du pseudonyme de Jean Acquaviva pour ses scénarios originaux,
signait Jean-Simon Rutalais ses adaptations et Pierre Mérou ses articles documentaires,
jouant parfois des uns et des autres. Et c’est sous le nom de Saint-Alban qu’il publia pendant
près de dix ans des chroniques cinématographiques de haut niveau. À l’arrêt de Bayard,
en 1961, son activité se poursuivit un temps à Bernadette, mais surtout à Record,
où il créa avec Loÿs Pétillot ce qu’il considérait comme sa meilleure BD, Pascale et Michèle
Monfort. Pour Spirou, il avait écrit avec Jijé une aventure de Jerry Spring
(Les 3 barbus de Sonoyta, reprise en album Dupuis en 1959).
La politique éditoriale assez velléitaire de la Bonne Presse ne lui assura pas la notoriété
qu’il méritait. Aussi, quand sa collaboration à RECORD s’arrêta, et qu’il entra à Mon
Journal (où il devait adapter anonymement pendant près de 20 ans 300 séries d’origines
très diverses, très souvent italiennes, et plus de 3000 épisodes pour les fascicules de récits
complets que publiait Bernadette Ratier), rentra-t-il carrément dans l’ombre. À la fin
des années 1990, des éditeurs français republièrent progressivement certaines de ses
histoires, le western Bill Jourdan, la série SF Tony Sextant, et, en 2014, les 3
volumes de l’intégrale de Pascal et Michèle Monfort.
Il avait pris sa retraite en 1984 et vivait un peu à l’écart, oublié des encyclopédies et
revues spécialisées, dans sa grande demeure du Cap Corse, maison-bibliothèque de quelques 20.000
livres, au milieu des siens. Il est décédé le 14 mars 2015 à l’âge de 90 ans dans la maison
de retraite de San Martinu di Lota près de Bastia où il s’était retiré un an auparavant.
François-Xavier Rahier
20 janvier 2021
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